CHAPITRE 8 : Vacances à Oléron
Prologue

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

La "bicoque" en question est débusquée au printemps de l'année 1954 au 5 rue Béranger, au Château d'Oléron.

C'est une maison de deux étages au crépis frisé gris, avec, au rez-de-chaussée à gauche, une vaste chambre, à droite une salle-à-manger-cuisine suffisamment grande pour les invités, qu'on imagine nombreux, meublée d'une grande table carrée et d'un buffet genre Henri II. L'ensemble est remarquable de banalité : les murs peints de jaune paille sans rapport avec la toile cirée jure avec le porte-plat de faïence serti de bois sculpté, surveillé de loin par une statue de plâtre écaillé représentant Sainte Thérèse, peut-être en souvenir de Teresa Pellegrini.
Au premier, on trouve trois chambres : une petite au centre, qui correspond à la surface de l'entrée située au-dessous, et deux grandes de chaque côté. Il faut ajouter à cela une cour ensoleillée nantie d'un puits à margelle, d'un cellier ombragé et frais, et un atelier où Georges adore graisser son vélo, réparer une chambre à air ou fabriquer toutes sortes d'accessoires.


Agnes, Georges, Le Jojo portant Nenette et Annie. 1955

Quelque chose ne va pas avec le Jojo. Il saigne très souvent du nez, s'évanouit ça et là et raconte à tout le monde qu'il veut mourir. Il travaille mal à l'école, pleure d'un rien. Simone est inquiète. Elle ne comprend rien à cet enfant. Il est triste et sans ressort ou alors part dans tous les sens. Il a bu la moitié d' une bouteille d'alcool à brûler et quand on lui demande pourquoi, il répond qu'il croyait que c'était de l'eau de Javel. Une autre fois, il tente de se couper les veines du poignets avec du verre ramassé dans la cour. Ce n'est pas grave mais inquiétant. Quand elle tente de lui parler, de lui demander pourquoi il veut se tuer, il ne sait que répondre :" je veux rentrer chez moi". Elle a beau lui dire qu'il y est. Il hoche la tête négativement. Il ne manquait plus que ça. Il a neuf ans. A neuf ans, on ne pense pas à se tuer. Au contraire, on est plein de vie. Et si il n'était pas normal ?
Il y a eu tellement d'alcooliques et de syphilitiques dans la famille...on ne sait jamais.
Le médecin qui ausculte le Jojo la rassure. "C'est de l'anémie, madame. Cet enfant est anémié. Il faut qu'il se repose, qu'il change d'air."
Après quelques tractations, il est dit que le Jojo va aller chez ses grands'parents de mai à septembre, pour voir si ça s'arrange.

La rue Béranger ouvre en face d'une zone en friche qu'on appelle "Le glacis " et qui aboutit à la citadelle construite par Vauban. Cette citadelle entoure le village de hautes murailles grises. Elle a servi pendant la guerre à entasser des obus que l'on trouve assez facilement en grattant la terre. Ce jeu est évidemment prisé des enfants ! Le Jojo s'y précipite.


Le "glaçis" est idéal pour poser en famille !


Les remparts cernent entièrement la ville. C'est le Chateau d'Oleron.


La pêche au carrelet ou à la ligne.

L'appartement laissé par les parents, au premier étage du 21 de la rue Damrémont est à présent occupé par Robert et Marcelle, mais il est tellement sombre, on y entend tellement les voisins que l'année suivante ils décident d'aller s'installer au 3e étage, dans un appartement qui vient de se libérer.

De ce fait, deux copains à eux, Raymond et Patrick, dont le premier devient secrétaire de Brigitte Bardot en 1956, et le second placeur au cirque Médrano, viennent y habiter.
Cet événement porte le Jojo aux nues et le sort de sa torpeur. C'est comme si Brigitte Bardot elle-même habitait là. Quand il va chez son oncle et qu'il passe devant la porte, un frisson le parcourt. Il sifflote intentionnellement la musique du film "Et Dieu créa la femme " : dis-moi quelque chose de gentil, chéri. Car le "jojo " est fou de Brigitte. Il n'a pas vu le film, puisqu'il n'a que douze ans, mais il le connaît par cour. Il se le fait raconter, séquence par séquence. Il imagine tout, voit tout. Il faut tout lui décrire. Les photos publiées dans "Cinémonde " ou "Ciné-Revue " lui servent de support. Et les critiques de Claude Mauriac ne lui importent pas : " Le narcissisme délirant de Mlle Bardot comme la complaisance de son metteur en scène à l'exhiber excèdent toute mesure... le ridicule l'emporte sur le désir. La salle rit. Voici la morale sauve et Mlle Bardot bien punie. "

Le Jojo sait qu'on ne la voit telle que de dos et pendant une minute à peine ! Bardot parvient donc à faire croire qu'elle est nue pendant une heure et demie ! Quel talent ! De toutes manières, grâce à la complicité de son oncle, des ouvreuses de la place Clichy et de la place Blanche, il a vu tous ses films précédents.
Le Jojo est loin d'imaginer l'érotisme. Brigitte Bardot lui parait "bien dans son corps " et c'est cette faculté qui lui parait essentielle, voire troublante, puisque lui est mal dans la sienne. Il admire sa manière d'habiter un corps, de s'imposer dans sa vie, d'entrer dans le jeu : tout ce qu'il ne sait pas faire. Ni comment le faire. Il ne sait pas comment devenir. Son avenir est un écran noir, indéterminé. Il est assis dans la salle et regarde les autres vivre, avec le délice de la chose impossible. Il n'y a personne pour lui demander pourquoi c'est impossible, personne pour lui montrer le moindre filet de lumière. Il ne sait ni pourquoi il fait ce qu'il doit faire ni pourquoi il le fait. Tout le monde à l'air tellement occupé, tout le monde l'ignore tellement qu'il se demande pourquoi il est là.
Heureusement, la famille Picard adore le cinéma. Georges, avant d'acheter la maison de l'ile d'Oléron, y va au moins une fois par semaine. Son fils, le "grand Robert " sort d'une salle pour entrer dans une autre. Il adore les westerns et les films de guerre. Il a le même physique que les acteurs qu'il vénère : Burt Lancaster, Cary Grant, Kirk Douglas ou le dévastateur Clark Gable. Ce ne sont pas les salles qui manquent. Le choix est immense. Non seulement il y a les salles d'exclusivités, comme le Gaumont-Palace, le Moulin Rouge ou le Wepler-Pathé récemment construit, mais une multitude de salles de quartier comme le "Paris-Ciné " avenue de Saint-Ouen, le "Métropole " un peu plus bas vers Guy Moquet ou bien le "Marcadet-Palace " avec ses séances pour enfants le jeudi apr&egs-midi. Sans oublier le "Montcalm ", qui va brûler un soir où l'on projette "Le salaire de la peur ". Mais la salle préférée demeure de loin le Gaumont-Palace. Pas tant pour l'orgue (qui ne joue que le dimanche), mais pour le lieu lui-même. Robert, qui fait la circulation au milieu de la Place Clichy, photos à l'appui, explique à son neveu : en 1899, à cet emplacement, est construit d'abord l'hippodrome qui va remplacer celui d Inauguré le 13 mai 1900, ce nouvel édifice peut recevoir 5000 spectateurs.

L'inauguration se fait en grande pompe, ponctuée d'un grand spectacle sur Vercingétorix. 200 artistes, 6 éléphants et 50 chevaux y participent. On y donne non seulement des pantomime historiques, mais aussi des matches de football, des championnats de patinage à roulettes et même un combat naval ! A partir de 1907, on commence à y montrer des films. C'est Léon Gaumont qui va le transformer en salle de projection, en 1911. On peut y recevoir 3400 personnes. Mais la salle va être modifiée en 1931 et, avec ses 5000 places, va devenir le plus grand cinéma d'Europe.

L'écran de 670 m2 est un des plus grands du monde. Le jojo , quoiqu'il arrive, se place toujours au premier rang. Quitte &ag ne rien voir. Il veut être "dedans ". Il y a aussi, juste derrière la partie du cimetière du pont Caulaincourt jointe à la rue des Abbesses, un atelier de peinture voué aux immenses panneaux peints qu'on peut voir au-dessus des cinémas représentant les affiches des films. Le Jojo se promet de travailler là plus tard. Il veut être peintre et représenter Brigitte Bardot en démesuré ! Mais Agnès aussi est une passionnée. C'est elle qui plonge son petit fils dans le " Sang du poète "ou"Orphée" de Jean Cocteau...de l'autre côté du miroir....

Charles-Alfred Bénard est mort en mars 1999. Nous nous sommes finalement rencontrés. On ne pouvait pas vraiment rencontrer Charles par l'intellect. Il fallait l'aimer tel qu'il est. Et j'ai pu le prendre dans mes bras. Mon père l'enfant. Il avait tous les documents que j'e produis ici. Il aurait pu faire ce travail, mais il travaillait pour l'avenir. Il n'avait pas de temps pour le passé.
C'est pourtant la lumière du passé qui illumine le présent. Qui lui donne un sens. Nous reposons nos pieds sur un charnier constant et dansons sur une montagne de cadavres. Mais ils sont heureux de nous y voir danser : ils ont porté cette espérance avant nous. Ils sont morts pour que nous puissions vivre, rire et danser encore. Jusqu' à ce qu'à notre tour nous devenions la stèle du présent.

Simone a rejoint Charles six ans plus tard.

Je peux aujourd'hui prendre mes propres morts dans mes bras, les y tenir serrés de tout mon amou r: Guisepe, Theresa, Ada, Agnes, Marie, Juliette, Eugène, Léontine, Alexandrine, Charles Auguste, Robert, Georges, Marguerite, Simone...et tout un peuple humain dont je sais que personne n'a été ni pire ni meilleur que n'importe qui d'autre, chacun dans sa raison et sa vision du monde.

 

Et voilà que la vie poursuit son cours étrange sur le fleuve qui la précède. important pour certains et pas pour d'autres. Ce récit s'arrète en 1956. Ensuite, c'est l'histoire du Jojo, puisque c'est lui qui écrit ce voyage, ce qui est aussi une manière de le vivre. Je suis heureux de cette aventure.
Je vous souhaite bonne route dans la vôtre.


Olivia, fille d'Annie et de Christian