CHAPITRE 5 : Charles et Simone
La guerre de mille ans
Prologue

Dès le moment où Paris est libéré ( le 25 août 1944) un gouvernement provisoire est instauré et les journaux reparaissent. Le 13 septembre, Georges se précipite au Palais de Chaillot où de Gaulle prononçe un grand discours sur la reconstruction et la place de la France dans l'Europe. Le 5 octobre, une ordonnance accorde le droit de vote aux femmes.

(Quand on y pense vraiment, c'est incroyable. Il aura fallu un concile pour leur imaginer une âme et une ordonnance pour leur reconnaître une existence citoyenne ! Ce monde est fou.)

Le 27 octobre, 1944, Maurice Thorez est de retour. Trois jours plus tard, il appelle les parisiens rassemblés au Veld'hiv à l'union et à l'action. Charles retrouve le fil de son idéologie, renoue avec ses anciens camarades. Le 10 décembre, c'est la signature de l'alliance Franco-Soviétique. Le 2 janvier 45 les partis peuvent renaître. Le 17 janvier, Varsovie entièrement détruite est libérée par les Soviétiques. Puis l'Allemagne capitule le 8 mai. La guerre est terminée.


Un écrivain de France témoigne : (Éditions Défense de la France. 1946)

" Et bien, nous ne sommes pas au bord de l'enfer, c'est l'enfer qui est parmi nous. Si vous voulez bien réfléchir vous comprendrez que la distinction n'est pas superflue. En ce qui me regarde, je sais parfaitement ce que je pense de l'enfer, mais chacun est libre d'en penser ce qu'il veut ou même de ne rien en penser du tout, qu'importe. L'enfer, c'est de ne plus aimer, voilà du moins ce qu'un Chrétien peut dire sur un tel sujet, tout le reste n'est que conjecture et littérature. L'enfer se hait lui-même faute d'être encore capable d'aimer, il n'y a pas d'autre damnation que celle-là. Et bien je dis que l'enfer est parmi nous..."

"...Depuis bien des années déjà sans doute le monde regorgeait d'hommes en apparence pareils aux autres, mais chez qui faiblissait et se dégradait tous les jours la faculté d'aimer. Oh, sans doute il leur en restait assez pour les menues petites besognes de la vie sociale, nous ne les craignions pas, nous ne les distinguions même pas, nous ne nous doutions nullement qu'incapables encore de faire construire par ses techniciens de vrais robots, la civilisation moderne , à la fois frénétique et glacée, formait des millions d'êtres presque absolument vidés de toute vie intérieure et monstrueusement disponibles, avec leurs nerfs surmenés, leurs muscles solides, leur froideur sexuelle, leur prodigieuse entente du vice d'autrrui, leur égoisme d'enfant ou de sauvage..."

"...Je dis que l'enfer est parmi nous pour la raison très simple que ces êtres vont en se multipliant toujours, les gangster du marché noir ne sont pas aujourd'hui d'une autre espèce que les gardes-chiourmes de Dachau. Ils appartiennent en effet à la même humanité dévaluée, dévalorisée comme la monnaie, à une matière humaine si pauvre de substance spirituelle qu'elle ne saurait plus être utilisée que par masses. le Marché Noir recrute pour les prochaines dictatures. Les hommes du Marché Noir forment déjà, sans qu'on y prenne garde une sorte d'élite criminelle autour de laquelle va s'agrégeant peu à peu les foules des imbéciles ou des lâches qui voudraient profiter sans risque. L'élite du Marché Noir n'attend qu'un maître pour se transformer en parti unique, avec ses équipes sanglantes. Le Marché Noir travaille pour les futurs charniers. Le Marché Noir recrute pour le Marché Rouge..."

"..Oui, l'enfer est toujours parmi nous, mais les morts sont toujours vivants. Il est vrai que des millions et des millions de vivants continuent à désespérer du Salut de l'Homme, mais ce sont ceux-là les morts. Ils désespèrent sans même avoir une claire conscience de ce désespoir. Ils sont vides. Là est sans doute le dernier mot de cette guerre qui ne fut d'ailleurs jamais une guerre, où des soldats ne se firent tuer que pour masquer le sens d'un drame qui n'était pas plus militaire que national ou même politique, d'une guerre qui s'est donné tous les noms mais qui n'a jamais osé dire le vrai qu'a voix basse, au fond des immenses et grouillants sépulcres de Buckenwald, de Dora, de Bergen, de Struthoff, d'Auschwitz, parce que la patience des martyrs a fini par lui arracher là son secret."

La connaissance de la réalité des faits marque au fer rouge la conscience de Charles en une blessure inguérissable, qui va demeurer béante. La honte et la culpabilité l'envahissent. Honte de ce que l'Homme peut faire à l'homme, culpabilité de n'avoir pas lutté contre, d'être passé au travers de cette guerre. Il mesure en un éclair qu'il n'a été d'aucun combat et lorqu'il rencontre le groupe de déportés qu'on vient de déposer dans le hall du Gaumont Palace, il subit un désastre intérieur qui va décider de la suite. Jusqu'à son lit de mort, cette image ne le quittera plus.

Genevieve de Gaulle :
"...La découverte des camps de concentration et le retour des rescapés changent quelque peu les perspectives. 35000 survivants des camps de déportation politique, 3000 déportés raciaux peuvent témoigner, par leur aspect physique même, des camps nazis. Il est alors beaucoup question de crématoires, de chambre à gaz et d'expériences. Puis, après quelques mois d'intérêt et de compassion pour les victimes, l'opinion publique se déclare saturée de ces horreurs et la plupart des journaux refuse obstinément d'y faire désormais allusion."


Vue d'Hiroshima

Mais pas Charles. Depuis la capitulation de l'Allemagne, qui scelle la vraie fin de la guerre; depuis qu'il sait ce qui s'est réellement passé dans les camps et surtout depuis Hiroshima bientôt suivi de Nagasaki, il est devenu farouchement actif au Parti. Il est dans la foi du siècle, qu'il considère comme une antidote à l'horreur. Ce monde nouveau qu'il espère et décrit magnifique est élaboré au 48 rue Duhesme, sorte de hangar aménagé en tribune, environé de bureaux-cellules où l'on décide des tracts à éditer et de la meilleure manière de répercuter les ordres venus du comité central. L'organisation du Parti est stratégiquement élaborée : composé de cellules qui n'ont pas de contact entre elles,( au cas où l'une serait prise, elle ne saurait rien des autres) Chacun des camarades doit avoir une vie privée exemplaire : On se doit de dénoncer l'élément infidèle à son épouse, par exemple. Il n'y a pas un instant à perdre. L'avenir du monde dépend d'aujourd'hui.

Le jeune homme fonce droit devant lui avec, il faut bien le dire, un vrai fanatisme. A Simone, qui s'inquiète de ne plus le voir, il répond qu'il n'est plus temps de vivre les égoismes des enfants. "Il faut devenir adulte et prendre ses responsabilités . Dans quel monde veux-tu que notre fils vive," demande-t-il, "dans un monde pourri ou dans un monde chacun aura ce dont il a besoin, selon son besoin, dans la justice et l'égalité ?"
Simone est bien d'accord. Mais a-t-on besoin d'être aussi...absolu ? "Un peu de ci, un peu de ça..et on peut conserver l'équilibre. On n'est pas obligé de mettre tous ses oeufs dans le même panier."
"Mais tu ne comprends pas ce qui se passe. Les capitalistes se foutent de nous, de tous les travailleurs qu'ils exploitent. Il n'y a que le profit qui compte. Ils veulent faire de nous des esclaves. C'est bient plus important de combattre cela que de...que de...que de se regarder dans le blanc de l'oeil pendant que le bébé bave."
Simone hoche la tête : "Et bien si c'est comme ça que tu vois notre vie, c'est charmant. Moi, je suis là toute la journée à me taper les corvées, le bébé qui hurle, la cuisine, laver le linge, faire le ménage et quand mon seul plaisir serait de te voir un peu le soir, tu passes en coup de vent et tu pars au 48 pour rentrer à une heure du matin puant la cigarette. Je n'ai pas a avoir peur des capitalistes : je suis déjà esclave! Et je le fais pour toi, pas parce que j'aime ça, tu peux me croire."
Il fronce les sourcils. Ses yeux se rapprochent. C'est le signe qu'il est complètement buté. Il déteste qu'on le contrarie. C'est comme si on attentait à sa vie. Quand elle le voit comme ça, elle sent l'exaspèration qui monte. Avec lui, aucune conversation n'est jamais possible, il faut qu'il assomme l'adversaire. Exédée, elle lance : "Puisque c'est comme ça, il va falloir choisir entre le Parti et moi. ! "
Il la toise, des éclairs noirs dans le regard :" Et bient c'est tout choisi", souffle-t-il, "c'est le Parti".