CHAPITRE 5 : Charles et Simone
La guerre de mille ans
Prologue

 


une des rares photos du 70 rue Damrémont

Depuis 1928, Georges travaille à Paris, à la C.P.D.E .(Compagnie Parisienne D'Électricité), rue des Dames, dans le 17eme arrondissement, dans un très bel immeuble au fronton de terre cuite. Il y étudie férocement les shémas des branchements électriques, la tension anodique du 110 volts.
  Le Franc se stabilise, il peut être converti en or. Georges imagine qu'il est bon de risquer quelques placements en vue de faire construire. Le projet aboutit en 1933 par l'érection de la maison de la rue de Paris.
En 1934, Simone, qui a alors 14 ans, effectue un stage de plumassière au 51 rue du faubourg Saint-Denis, dans le même immeuble où Charles livre des croissants, (mais pas à la même époque), puis est employée chez Zimbacca, 70 rue du Temple, dans les ateliers de bimbeloterie. La vie parait aller un cours paisible. On a bien entendu parler du crack de Wall Street à l'automne 1929, mais New York est loin.
Le temps s'achemine, ponctué d'événements plus ou moins sensibles, selon la nature de chacun : 1930, Marlène Dietrich joue l'Ange Bleu ; l'exposition coloniale de 1931 ; l'enlèvement du fils Lindberg en 32 ; Adolph Hitler Chancelier du Reich, Bernadette Soubirous canonisée en 33 ; le scandale Stavisky en 34, le front populaire en 36 !
    Tous les matins Georges et sa fille, qu'il appelle affectueusement "Ouzon", prennent le tram et gagnent Paris : lui pour rejoindre les Batignolles, elle pour la rue du Temple.

Mais bien vite Agnès se plaint d'être la plupart du temps seule avec Robert à Villiers-le-bel. Elle calcule qu'en louant leur maison et en se transportant à Paris, ils couvriraient les frais de transport. Après concertation générale, le projet est adopté.
Ils donnent le 37 route de Paris en location et viennent habiter, en 1936, 21 rue Damrémont, dans le 18eme arrondissement, au 1er étage, un appartement de deux pièces sombres donnant sur cour, mais nanti d'une cuisine assez grande et d'un réduit qui peut servir de chambre d'appoint.
Georges étant ce qu'il est, connaît déjà tout le monde dans le quartier. Lorsque Charles et Simone se marient le 12 août 1939, ils peuvent venir habiter une chambre avec balcon au 6eme étage du 27 rue Damrémont.
Charmant, mais court. : la guerre est déclarée le 3 septembre. Charles doit rejoindre son corps le 4. Simone reste avec son père au 21, Agnès retourne à villiers-le-bel, rue Faydherbe, dans le fief des Picard où il y a de la place, avec Robert, le grand Robert, âgé de seize ans et qui mesure déjà un mètre quatre vingt.


Robert Picard à 19 ans

Hitler
Staline

Deux thèses s'affrontent dans le monde depuis que Hitler et Staline ont signé leur pacte de 1935. Le parti Communiste y voit un vaste complot des forces capitalistes qui, en somme, préfèrent Hitler au front populaire et à la démocratie (ce qui est sûrement vrai) et poussent Staline a cette alliance contre nature. Selon Charles, via le Parti, la France et l'Angleterre ont obligé l'Union Soviétique à cet accord. La presse française et internationale désigne désormais l'Union Soviétique comme l'alliée de l'Allemagne hitlérienne afin de créer un climat de pogrom contre les communistes. La fin du front populaire porte le second coup. Lorsque l'Union Soviétique entre en Pologne, le 18 septembre, c'est le coup de grâce. Le 26 septembre 1939, le gouvernement décide la dissolution du Parti. Les biens et les locaux sont confisqués. La publication, circulation, distribution, offre, vente ou exposition de tout matériel de diffusion, sont frappées de lourdes peines. " Les mandats électifs du communisme n'existent plus. Trois cent conseils municipaux ont été suspendus. En tout, deux mille sept cent soixante dix-huit élus communistes ont été déchus de leur mandat. Les deux quotidiens, l'Humanité qui tirait à 500000 exemplaires et Ce Soir à 250 000 exemplaires, ont été supprimés, ainsi que 159 autres feuilles. 620 syndicats ont été dissous. 11 000 perquisitions ont eu lieu, 675 dissolutions de groupes politiques à tendance communiste ont été prononcées. En outre, les militants ont été traqués, 3400 ont été arrêtés au 7 mars. Il y a de nombreux internements dans les camps de concentration. 10 000 sanctions ont été prises contre les fonctionnaires communistes. "
( Communiqué du ministère de l'intérieur du 15 mars 1940)

Marguerite, craignant une perquisition, brûle tous les documents et les livres que son fils a laissé place du pont. Le 5 juin 1940, l'armée allemande attaque sur la ligne de l'Aisne et de la Somme. Le 10, Mussolini déclare la guerre à la France. Le gouvernement quitte Paris pour Tours et Bordeaux. Le 14, les troupes allemandes envahissent Paris. Charles, toujours engagé volontaire, est à Versailles, où il apprend que le gouvernement décide, par un décret signé par le ministre socialiste de la justice, d'appliquer la peine de mort contre les français suspects de propagande communiste. Il n'est plus temps de se mettre en danger. Il se fond dans le paysage.
Promu maître ouvrier, il est démobilisé le 5 octobre 1940, pour cause d'arrêt de guerre, puisque les Allemands ont pris le contrôle de la situation. Il a juste terminé son contrat de 3 ans. Il demeure réserviste, mais au titre de la guerre, il ne peut faire valoir qu'un an. Il touche sa prime de démobilisation le 15 octobre, et trouve un emploi au dépôt SNCF de la Chapelle, comme électricien, puis sur un chantier de Carrière/seine.


Charles en 1939 (assis)

Pendant ce temps, son père, à Sarcelles, décline rapidement. On ne sait pas ce qu'il a. Georges Picard, qui le rencontre, est frappé de le trouver aussi amaigri, le teint terreux. Il en prévient Charles, mais celui-ci ne peut pas grand chose.Le 8 septembre 1941, Robert Bénard meurt de la même "phtisie " galopante que Charles-Auguste, et pratiquement dans les mêmes circonstances. Robert et Charles ne se seront jamais rejoints.
Le menuisier de Sarcelles est enterré, accompagné par le village au grand complet.

Charles-Alfred écrit :

J'ai Dieu sait quel besoin de paroles non dites
Dans les regards perçus échangés et perdus
Les regards de jadis que figeait, destructeur
Un voile de pudeur se tissant entre nous
Mon âme nostalgique obstinant sa démarche
Déchiffre le silence où la mort te fixa
Renoue le dialogue et réunit nos voix
Comme on cherche au désert une onde salvatrice
Tenace, trait par trait, je refais ton image
Est-ce toi ? Est-ce moi ? ce soldat de vingt ans
En vingt ans d'intervalle à l'aube d'une guerre
Dont tu m'appris la haine et refaite pourtant
La parole ignorée en mémoire revient
Et je me croyais libre et je restais ton hôte
J'ai traversé ma vie en te tenant la main
Et le temps aboli nous trouve côte à côte
Au travers de tes yeux je retrouve ton âme
Dans ces longs portraits peints recommencés sans cesse
Au-delà de la forme où se perd la mémoire
Après tant d'années mort et cependant présent
Si je cherche tes yeux à travers eux ton âme
Toi dont les os pourris reposent à jamais
Au caveau de famille où je veux prendre place
Mon père, d'où je viens, comme je te ressemble.

* *Ce poème a été écrit par Charles-Alfred dans les années 80. Il a été lu lors de son enterrement, en avril 1999. Il n'a pas pu être inhumé dans le caveau de famille, comme il le souhaitait, car il y avait trop de monde, mais juste à côté, dans la même rangée.

 

Marguerite, veuve, est à présent sans ressources. Elle ne peut, a elle seule, payer la maison de la place du Pont. Elle vient habiter au 95 rue Lamarck, dans un appartement que lui a trouvé sa sour Marthe, qui y est concierge. C'est un petit deux pièces sur cour au dernier étage, ce qui le rend très clair, avec une cuisine et les W.C. sont à l'intérieur. Elle emménage avec sa fille Paulette, 16 ans, et son dernier fils, Robert, qui a 7 ans.

Marguerite, au centre, avec Paulette et Robert

Entre la phtisie galopante qui emporte son mari en quatre mois, et la méningite du petit, dont il sort juste, Marguerite est épuisée. Et pourtant, il faut tenir, malgré le rationnement, malgré la peur, malgré l'occupation.
Un journaliste de l'époque écrit : " En France, 20 millions de paysans échappent par définition aux conséquences alimentaires de la défaite et, sur les vingt millions de citadins qui restent, dix millions se débrouillent plus ou moins somptueusement, alors que les autres dix millions supportent à eux seuls tout le poids de la pénitence."L'hebdomadaire étant collaborant, on peut contester des chiffres aussi précis. Mais il est certain que ce sont les vieillards, les rentiers, les employés, les femmes de prisonniers, tous ceux et toutes celles qui n'ont pas l'opportunité d'un troc qui souffrent le plus. Ils n'ont que la ration officielle, soit 1150 calories par jour, alors qu'il en faudrait 2500 à 2800. Comment s'étonner de ce que cela entraîne ? Chacun, s'il le peut, vole, triche, ment, trafique, tue. Il y a ceux qui le font pour s'enrichir, profiter, et ceux qui le font pour survivre. Mais comment voir la différence ?

Georges Picard, qui n'habite pas loin, puisque du 95 rue Lamarck au 21 rue Damrémont, il y a deux cent mètres, n'a jamais eu l'esprit confus sur ces sujets. Il organise un véritable centre de relations avec son frère Edmond, qui tient, tant bien que mal, le restaurant familial ; les Pellegrini qui sont restés au 309, et ceux de Villiers-le-Bel : la tante Ada, et surtout Celestin, son mari ; son père, Eugène, et sa belle-sour Laure, dont Renée et Marcelle sont les filles.
Léontine Picard, sa mère, est morte au début de l'année, à soixante neuf ans. Il ne s'agit pas de se laisser aller. Son vélo aidant, Georges active sa calvitie naissante, protégée d'un béret basque, des pinces serrant son pantalon, entre la porte Montmartre et la plaine Saint-Denis.

Georges est définitivement Gauliste depuis le 18 juin 1940. Tous les soirs, il écoute la radio après avoir fermé les fenêtres et tiré les rideaux, et dans sa salle à manger vide, en attendant l'heure de l'émission, il compose des chansons, dont celle-ci, sur l'air du 17eme

:

Voyez-vous dans le ciel bleu de France
Ce nuage noir qu'annoncent les Prussiens
En venant briser nos espérances nous imposer la lois des dictoriens
C'est alors que la France meurtrie
De tout son cour espère encore
Nos troupes noires de l'Afrique chérie
Ont répondu "présent " de tout leur cour
Parmi tous les français qui se lèvent
Se trouve le plus grand des généreux
et son nom est sur toutes les lèvres des français qui ont le cour gros
Ils sont fiers, mais leur colère est rouge de se trouver hors de combat
Que les traîtres soient pendus haut et court
Pas de pitié contre les scélérats
Le grand jour se fera sur l'Europe
Où les peuples lutteront tous un jour
Contre Hitler, Bénito et ses Krupp
Vivre libre, sans peur et pour toujours
Plus de morts, plus de champs de carnage
Plus d'orphelins, de mères en pleurs !
Les frontières ne seront une... (illisible)
A nous, de Gaulle, tu seras le vainqueur ! ! !

Octobre 1941. Le Maréchal Pétain dirige la France depuis plus d'un an : " Près de deux millions de prisonniers ; les 3/5e du territoire occupé ; des pertes matérielles considérables ; des millions d'hommes et de femmes à remettre en place ; des institutions ruinées et à refaire ; un ennemi attentif qui nous tient le pied sur la nuque, telles sont les conditions dans lesquelles doit travailler le régime de Vichy. Il ne faut pas sous-estimer, si l'on veut porter un jugement équitable, les énormes difficultés auxquelles il doit faire face. Le Maréchal Pétain se considère lui-même comme un syndic de faillite qui s'efforce de conserver le plus possible de l'actif. Une fois admise cette mission discutable, il reste à voir avec impartialité comment elle a été remplie" "

Jacques Madaule. De Clemenceau à de Gaulle. Nouvelle librairie de France