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Roger Bénard au retour d'Allemagne
A Cent mètres de là, au 95 rue Lamarck, ce n'est pas tout
à fait la joie non plus. Fin 1945, Roger revient d'Allemagne
après de nombreuses péripéties qui lui ont fait
perdre Bella, disparue après avoir été défigurée
par une grenade. Le jeune homme est devenu un personnage famélique
et un peu arrogant. Il lui a fallu survivre. Il a beaucoup maigri
et se trouve anémié. Il doit aller dans une maison de
repos dans le Berry. Il part, coiffé d'un chapeau mou à
larges bords. On dirait un caïd d'un film de Carné.
A
mon frère Roger :
L'enfance
est nue, absente à ma mémoire
Notre âge tel un mur nous sépara
Ni jeux pareils, ni mêmes apparats
Aux rêves où nos coeurs s'en furent boire
Il fallut le temps de la nuit barbare
Scintillante de mille feux croisés
Par dessus la ville aux toits embrasés
(Vaisseau perdu que la mort désempare)
Pour qu'en fin nos mains d'homme se rejoignent
Il m'est depuis une blessure au coeur
Un quai de gare, un train qui s'éloigne
Et le frère laissé dans la fournaise
Tu nous es revenu vainqueur
Dieu! Que ton tendre sourire m'apaise.
Charles
Bénard. Avril 1981

La tradition
familiale fait que c'est immédiatement l'affrontement avec Robert,
le petit dernier, devenu la terreur de l'école primaire de la rue
Damrémont et Charles-Alfred, qui veut faire valoir son autorité d'aîné.
L'enfant n'a que onze ans, est en retard de deux, et il est intenable.
Après diverses disputes et un conseil de famille, on fait appel à
une assistante sociale qui lui trouve une pension à Sarcelles, mais
après trois mois, on comprend qu'il ne progresse pas et on le place
à Armentières, dans ce que l'on appelle à l'époque une "maison de
redressement ", où les élèves sont cinq par classes.
Là,
en 1948, il passe son certificat d'études, entre dans un centre d'apprentissage
où, après trois ans il en sort avec un CAP de menuisier. Puis on découvre
qu'il est atteint d'une scoliose épiphysite, et qu'il doit porter
un corset de cellulose jusqu'à l'âge de vingt ans, si on veut redresser
la colonne vertébrale. Il est, bien entendu, impossible qu'il soit
menuisier, malgré un talent certain. Mais il est aussi impossible
de mettre celui qu'on appelle désormais "Bébert ", dans un corset,
qu'il soit de cellulose ou d'acier. Il refuse de le porter. Et rien
n'y fait. Pas même les menaces du médecin, qui lui brosse un tableau
dans lequel on le voit bossu. Il faut finalement l'opérer. On prend
une partie de l'os de la jambe pour la placer dans le dos. Cela lui
fait une cicatrice de 30 centimètres de long. Hôpital. Rééducation.
Il a dix-huit ans. C'est 1952.

A la
Libération, sa sour, Paulette, est âgée de dix sept ans. On ne comprend
pas pourquoi elle est toujours fatiguée. Elle est mise en maison de
repos à Chavagnac, dans le Massif central. Grâce à un contrôle de
la sécurité sociale, on découvre qu'elle est atteinte de Salpingite
tuberculeuse. Heureusement, elle peut bénéficier des premiers antibiotiques
à la pénicilline et, de maison de repos en sanatorium, finit par être
déclarée guérie dans le dernier établissement qu'elle fréquente, près
de Toulon

Malgré sa maladie, Paulette est une jeune fille plutôt gaie et très
coquette, extraordinairement douée pour manier le crochet. Ses longues
hospitalisations lui ont permis de développer une excellente technique
de fabrication de napperons, blouses et dentelles qui obtiennent leur
petit succès. Aussitôt guérie, elle se précipite au Brusc pour aller
danser sur les nouveaux rythmes. C'est alors le plein succès de Glenn
Miller et de "In the mood ". C'est l'époque "zazou ", avec les coiffures
hautes, en toupet devant, et les semelles compensées, en liège souvent.
Elle rencontre Yves Repetto, qui travaille à l'Arsenal de Toulon.
L'homme est superbe, au sourire dévastateur, avec, déjà, une tendance
à la calvitie, mais comme il porte les cheveux très courts et qu'il
a un front large, ce n'en est que mieux. Quand il sourit, on ne voit
plus ses yeux bleus, qui disparaissent sous la fente des paupières.
C'est le coup de foudre.

Ils se marient le 9 septembre 1950. Elle a 25 ans. L'année suivante,
elle est enceinte et accouche, à Toulon, d'un beau bébé qu'ils appellent
Pascal. Les médecins annoncent qu'il vaudrait mieux qu'elle n'ait
pas d'autre enfant, mais un an plus tard elle est de nouveau enceinte.
Marguerite est en rage contre Yves qui ne sait que dire, tant il est,
lui aussi, bouleversé, mais il ne veut pas céder au drame et tente
de maintenir le moral des troupes. Après six mois de grossesse à peu
près normale, brusquement, Paulette perd les eaux. Elle est envoyée
d'urgence à l'hôpital de Toulon. Pendant trois mois les médecins font
tout pour sauver l'enfant, et ils le sauvent, en effet. Mais la jeune
femme, trop anémiée, fait une embolie pulmonaire et meurt trois mois
après avoir mis au monde la petite Michèle, en novembre 1952.

La famille est effondrée. Paulette était très aimée et très appréciée
de tous. Marguerite ne décolère pas contre les médecins qui ont préféré
sauver la petite plutôt que sa fille, et contre son gendre, à qui
elle reproche d'avoir tué sa femme, par négligence. Lui, ne sait que
répondre. Il semble qu'il n'ait pas bien mesuré la situation. D'après
les Bénard, il se révèle flou et indécis. Mais les Bénard sont polémiques,
on l'a vu. Il faudrait connaître la version d'Yves. Quoiqu'il en soit,
il n'ose pas paraître à l'enterrement, ce que l'on peut comprendre.
Emilie, la petite fille de Paulette en 2004 |
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