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Charles-Alfred
Bénard, qu'on appellera "Lolo " toute sa vie , naît le 22 juillet 1918, à Libourne, où Marguerite,
sa mère, s'est réfugiée pour fuir la guerre. Il est 22 heures quarante
six minutes. Le bébé est bien portant et il fait très chaud. Lucie,
la mère de Marguerite, a l'habitude des accouchements : elle en
a vécu plus d'une douzaine.
Très
vite, Charles se révèle être un enfant pudique, taciturne et rêveur,
trop sérieux pour son âge. Il a probablement plus besoin d'affection
que tout autre, mais sa mère n'est pas câline et c'est le plus souvent
vers sa tante Marthe qu'il doit se tourner, quand il le peut. Il
a quatre ans lorsque son frère Roger naît. Il en éprouve immédiatement
un grand sentiment de responsabilité. C'est comme s'il fallait donner
à cet enfant l'affection qu'il n'a pas reçue de son père.
Toute l'enfance, puis l'adolescence de Charles est marquée par cette
absence paternelle.
Une
absence pire qu'une disparition réelle : il s'agit d'une sorte de
fantôme de père. Robert ne s'intéresse pas à sa progéniture. Pire,
il ne la voit pas. Il ne voit que des "objets-enfants ", avec tout
ce que cela a d'ennuyeux : cela braille, cela fait du bruit et cela
coûte cher. Il ne s'adresse à eux que pour demander le silence.
Ce comportement est d'autant plus incompréhensible
que Robert-Henri est aimé et respecté de tous, et considéré comme
un héros. On peut le voir, radieux, jouer de la trompette dans la
fanfare municipale ou s'élancer vers l'incendie dans son uniforme
de pompier. Charles-Alfred voudrait pouvoir l'admirer et ne demande
qu'à partager l'admiration générale, mais il se heurte au revers
de la médaille d'un homme traumatisé par l'expérience de la guerre,
malade et dépressif qui se jette dans l'alcool et le social pour
s'étourdir.
Robert Bénard et sa drôle de coiffure
En
effet, Robert Bénard ne peut pas évoquer la guerre. Dès qu'on en
parle, il se cabre. On sent qu'il est au bord des larmes, puis il
se reprend avec violence et, parfois, avec ce qui semble être du
mépris. Charles ne peut pas comprendre en quoi consiste la blessure
de son père. Il est trop jeune. Il faudrait une complicité qui,
ici, fait totalement défaut. Il ne peut pas imaginer pourquoi le
héros médaillé pour son courage au front, se met à transpirer et
trembler dès qu'il entend la sirène et qu'il faut enfiler son costume
de pompier. Tout ce qui est urgent le bouleverse, toute situation
qui évoque la guerre, la peur, le glace jusqu'au sang. Charles ne
peut pas se figurer ce qu'on ne lui explique pas. Et parce qu'il
ne comprend pas, il se blesse, se renferme, et se sent abandonné
parce qu'insuffisant. Il en développe un grand complexe d'infériorité
que son orgueil va compenser par l'intellect.
C'est
l'aspect le plus marquant de Charles : il est un "intellectuel Romantique
". Il fréquente Chateaubriand et Lamartine, déclame les poèmes de
Gérard de Nerval et se laisse bercer par l'idée d'un sacrifice lyrique,
lui qui se sent déjà tellement sacrifié. Il grandit en adolescent
sensible et susceptible, mince et dégingandé, au regard tragique
et noir qu'illumine de temps à autre l'espoir d'être remarqué. Il
est loin d'être sans charme, on s'en doute... " Je fais souvent
ce rêve étrange et pénétrant d'une femme qui m'aime.."clame-t-il.
Cette femme, il la rencontre à la matinée
du cinéma de Sarcelles, un dimanche du mois de juin 1935. Il a 17
ans, elle 15, et s'appelle Simone Picard.

Un oiseau charmant qui ne demande d'à vivre, danser et rire.
Ils
discutent un peu, échangent des banalités, mais, au bout d'une demi-heure,
il faut se rendre à l'évidence : ça ne marche pas comme sur des
roulettes. Charles n'est pas ce qu'on peut appeler un "rigolo",
ni un boute-en-train. Il ne sait pas parler aux femmes. Il est tout
sauf léger : Révolté par l'injustice et la misère dans laquelle
il voit sa mère se débattre, il prend tout trop au sérieux, ne vit
que de poésie idéaliste et veut réformer le monde. Les deux jeunes
gens sont aux antipodes de leur rêve. Le milieu familial de la jeune
fille est infiniment plus insouciant, en tous cas en apparence,
et à dix milles lieues de tous ces problèmes. Elle ne comprend d'ailleurs
rien à tout ce que Charles, un peu exalté, raconte. Lorsqu'ils se
séparent, elle le trouve beau, mais pense ne jamais le revoir.
Charles
n'a pas suivi d'études. A 13 ans, il doit travailler. Le père de
Solange (fille de Renée, elle-même demi-sour de son père, Robert)
lui trouve un emploi dans son imprimerie, mais Charles n'y trouve
pas son compte, s'échappe et va se réfugier chez sa tante Marthe.
Celle-ci le place dans un hôtel, comme portier. Ce travail est une
humiliation. Il est hors de question d'être larbin, dit-il à sa
tante. Celle-ci, toujours compréhensive, lui trouve autre chose
: il devient apprenti boulanger, 51 rue du Faubourg Saint-Denis.
On le laisse dormir jusqu'à quatre heures du matin dans le réduit
à poubelles, puis il doit se lever pour livrer les croissants en
triporteur. Il tient quelques jours, puis s'endort sur le véhicule
et faillit renverser un agent de police.
Il
a 15 ans lorsqu'il entre aux Jeunesses Communistes. L'idée de pouvoir
refaire le monde l'exalte profondément. Tout ce qu'il apprend ici
concorde parfaitement avec sa nature contestataire et rénovatrice.
Il peut regarder le futur en face et y découvrir sa place. Il n'y
aucun doute : il est doté d'une intelligence fulgurante. Il est
du type "penseur cérébral ". Il perçoit immédiatement les buts visés
et les conséquences qui peuvent en découler, théoriquement. Il dévore
tous les ouvrages, prend des notes, compare, critique. Certes, il
aime l'humanité, mais il l'aime comme on aime un projet. Pour Charles-Alfred
Bénard, l'humanité est à venir. Pour le moment, il n'y a que des
moutons, qu'il faut éduquer. Quel dommage qu'il n'ait pas connu
son grand père !

Man-Marie,
Charles, Solange puis, en dessous, Paulette, Roger et Robert
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