CHAPITRE 3 : Les Bénards
Prologue

En novembre 1916, Robert obtient enfin sa permission et peut venir embrasser "Man-Marie", ses trois soeurs, Solange, Renée et Simone et son frère Charlus, qui survivent grâce à la solde des deux militaires, déclarés soutiens de famille. Le dimanche suivant, il accompagne un copain. Il a rendez-vous avec une certaine Laure Godefroy. Il y a là Marguerite, 17 ans, sa soeur de quatre ans plus jeune, qui l'accompagne.

Robert, on l'a vu, est un garçon direct, un vrai gars des faubourgs, mais il est très sensible. Elle est plus réservée. Brune, le teint pâle, toute mince et souple. Elle sourit tête baissée, entre la rougeur et la pâleur. Ils s'assoient sur un banc. Elle l'interroge sur la guerre, mais il ne sait pas expliquer. Il préférerait plutôt oublier. Il ne peut que bredouiller : j'espère que ça va finir vite. Elle soupire et approuve. Elle explique que sa soeur et elle viennent de Reims. Ses parents ont fui à cause des combats. Son père, Jean-Baptiste Godefroy, est chef de gare. Sa mère a eu douze enfants, mais quatre sont morts. Il en reste six, qui sont à Libourne où les parents se sont réfugiés et elles deux, qui sont là. Sa soeur Laure et elle sont hébergées à St Ouen chez une amie de leur mère Lucie-Stephanie Deligny, née dans la ville. Lui, explique qu'il habite chez son père, mort il y a deux ans, qui tenait le café, là, au 156 rue du Landy, et qu'il lui écrira, si elle veut bien. Elle veut bien. Là dessus, Laure réapparaît avec son amoureux et l'on décide d'aller se balader à Sanois où, après avoir investi l'atelier d'un photographe, ils échangent leur chapeau et se font immortaliser. Doucement, Marguerite et Robert tombent amoureux. La journée est finie et il faut se quitter. Elle promet de répondre à ses lettres. Ils se quittent.

La guerre se referme de nouveau sur lui. On se demande si elle finira un jour. On ne le croit même plus. Chaque offensive est un échec qui démoralise tout le monde. On est face à la vraie nature de la guerre à chaque instant. Ici, un obus soulève un corps démembré qui s'élève au-dessus de la boue, là ce sont des cris, des gémissement d'hommes à l'agonie. Le canon, sans cesse, le métal tordu. Par moments, on ne sait plus où l'on est, qui l'on est, ni ce que l'on fait. On n'est plus d'ici. De cette Terre. On est au plus profond de l'enfer et il est sans issue. Dès qu'il a un instant, Robert écrit à Marguerite, sans être certain que sa lettre partira jamais. Le creusois Sorel le plaisante là dessus. Lui qui, dans son village, n'a pas trop de filles à rencontrer. C'est un tel bled ! dit-il. Il appelle cela "le trou du cul du monde ". Robert réplique que le vrai trou du cul du monde est juste là, sous leurs pieds, et pas ailleurs. Au moment où Sorel va sortir sa pipe (vide, il n'y a plus de tabac), le sifflement d'un obus perce le vacarme des canons, l'explosion décapite un monticule et le Creusois s'effondre. Robert se précipite, le tire à lui, veut le redresser, mais l'autre est touché : il glisse dans une flaque. Robert appelle. On vient. On veut l'emmener. Mais l'autre, dans une grimace, hausse les épaules et fait signe. Robert s'approche. Marque, dit-il, quand tu seras rentré, va voir ma mère. Dis-lui.

C'est rue Montlogis, à St Pierre de Fursac, dans la creuse. Puis il s'évanouit. On l'évacue, mais il est trop tard. Robert note fébrilement l'adresse au dos de son livret militaire. Robert écrit, sur une carte photo, le 26 juillet 1917 : "Ma chère Man-Marie. Je t'envoie cette petite photo pour te donner de mes nouvelles qui sont bonnes. J'espère que ma missive vous trouvera tous de même. En attendant le plaisir de vous voir. Robert" Il va être muté, après avoir mérité une étoile de bronze, dans l'armée de réserve. Il sera en septembre à Paris !
Le dimanche 5 Août, il envoie une autre Photo, avec ces simples mots" bons baisers à tous", et, le 10 septembre vers midi, par un hasard heureux, le train qui l'amène à la gare du Nord ralentit en passant près du pont de Soissons, situé juste au bout de la rue du Landy, et s'y arrête. C'est trop pour Robert, qui sait que Marguerite l'attend (elle vient là chaque jour, au cas ou il y aurait une lettre ou du nouveau) ; il saute du train, dévale le talus et hurle de tous ses poumons, tout au long de la rue : C'est moi... Rooooobert !
Ils sont tous là : "Man-Marie", Solange, Simone la "crépue", Renée, Charlus... et Marguerite. Ils tombent dans les bras les uns des autres, s'embrassent. Mais il n'a d'yeux que pour Margot. Il l'entraîne, l'embrasse encore... Ils oublient tout dans l'arrière salle.
Lorsqu'ils reprennent leurs esprits, le train est reparti et se dirige vers la gare du Nord. Robert ramasse son sac, court vers la voie, comprend qu'il ne rattrapera pas son compartiment et baisse les bras : Déserteur ! L'angoisse l'étreint. Déserteur. On va le fusiller. Non, ce n'est pas possible. Tout ça pour être fusillé ! Il va leur expliquer. Ou plutôt, non. Il ira voir le colonel Louis. Il interviendra. Robert arrive dans la soirée pour rejoindre sa compagnie. Il a beau expliquer, rien n'y fait. On lui oppose le conseil de guerre. Il faudra l'intervention personnelle du Colonel pour que Robert soit réintégré, mais comme ses compagnons ne comprendraient pas, on le mute cuistot à la roulante, où, en outre, il peut faire valoir ses talents de clairon.

Sur le front, la situation est bloquée et semble s'éterniser. Les Allemands se sont repliés sur Cambrai en mars 17. C'est là que, le 20 Novembre, les Britanniques lancent une vaste offensive, incluant pour la première fois des tanks. Les Allemands, d'abord désemparés, répliquent durement. Pendant 15 jours, la bataille va faire rage, sans que personne ne gagne vraiment. 45 000 Britanniques et 55 000 Allemands y perdent la vie.

Fin Novembre 1917, Marguerite s'aperçoit qu'elle est enceinte. Avant d'être mariée ! Robert, prévenu, lui répond immédiatement qu'il veut l'épouser. Mais il lui faut demander une autorisation spéciale. Elle ne lui est accordée que fin avril 1918. Le 2 mars, Robert et Marguerite se marient, à la mairie de St Ouen. Il est obligé de repartir le lendemain. Les Allemands grâce à un canon longue portée, terrorisent les arrières en bombardant Paris. Une bombe fera 75 victimes dans l'église St Gervais. Les raids aériens continuent. Robert est inquiet. L'inquiétude est portée à son comble lorsque, dans la nuit du 30 au 31 janvier, les avions allemands bombardent Paris. Un obus ravage la rue St Antoine, puis rue du quatre septembre, rue de la Michaudière, et rue du Landy, à St Ouen.


La bombe de la rue du Landy

C'est la panique. Heureusement, ni Man-Marie ni Marguerite ne sont atteinte. Celle-ci, enceinte de six mois, écrit rapidement à Robert pour le rassurer.
Depuis le début de l'année 1918, il règne sur le front de l'ouest une certaine accalmie. Due en partie à une météo désastreuse, mais aussi aux nombreuses désertions, le moral est au plus bas. Tous en ont marre et veulent rentrer. Soudain, les Allemands prennent l'initiative : le surplus des troupes du front Russe leur donne l'avantage. On hésite à lancer les américains dans la bataille. On les croit mal préparés. Les alliés doivent reculer au point que l'on craint de nouveau pour Paris. Il faut fuir. Marguerite part rejoindre ses parents à Libourne, près de Bordeaux où ils sont réfugiés. Elle y accouche, le 22 juillet à onze heures, d'un beau bébé qu'on appelle Charles, comme son grand-père.

Mais il faut repartir sur le front, car l'affaire n'est pas terminée, bien au contraire. Jusqu'en août, les Allemands tentent cinq grands assauts. Ils échouent à chaque fois. Les américains entrent dans le jeu et insufflent un espoir nouveau. La situation commence à se retourner. Août à novembre, c'est la contre-offensive générale des forces alliées et les Allemands doivent reculer.
Robert est à Saint Quentin quand, le 11 novembre, l'armistice est signée. Ce sont des hurlements de joie. Mais tout n'est pas fini pour les soldats. (la paix ne sera effectivement signée que le 28 juin 1919). C'est à ce moment que Charlus, qui va vers ses vingt ans, se noie en voulant traverser le canal St Denis à la nage, le 8 juin 1919.