CHAPITRE 3 : Les Bénards
Prologue


Robert et Marguerite

Robert, Henri Bénard naît le 19 mars 1894 à Sarcelles, de Charles-Auguste et Reine-Elisabeth Bénard, née Matigot. Il a 9 ans lorsque sa mère meurt en 1903. Il est élevé d'abord par sa grand-mère, Julie, avec ses deux frères Marius et Charlus et sa sour Solange, puis par "Man-Marie", la troisième femme de son père, à partir de 1907. Bientôt, sa nouvelle mère va lui donner deux soeurs : Simone, petite diablesse crépue, sautillante et charmeuse, en 1908, et Renée, en 1910, plus sérieuse, mais très douce. Il se sent immédiatement responsable d'elles, en frère aîné qu'il est. Il a décidé qu'il sera, lui aussi, menuisier, et il le devient : en effet, Robert travaille à la perfection. Il est chef d'équipe à pantin dès 1912, (il a alors dix-huit ans).

C'est la fin de ce qu'on a appelé "la belle époque". Pourtant, elle n'a pas été "belle" pour tout le monde. Le ministère Clémenceau, dont on aurait pu attendre une vraie sympathie pour les ouvriers est émaillé de grèves. Celle, par exemple, consécutive à la catastrophe de Courrières, près de Lens, qui fait plus de 1000 victimes dans l'incendie d'une mine. 70000 hommes cessent le travail. En 1906, la manifestation du parti socialiste revendiquant la journée de huit heures et contre laquelle le ministre de l'intérieur envoie la troupe. L'intransigeance brutale de Clémenceau pendant les grèves de Longwy, de Méru et de Draveil accentue le ressentiment des ouvriers envers le gouvernement. Remplacé en 1909 par Aristide Briand, le chat succède au tigre. Mais depuis la Commune, quelque chose a changé. La classe ouvrière commence à formuler des revendications et s'est constituée en syndicats. Par ailleurs, certains intellectuels font le rapprochement entre une politique fondée sur le profit et la condition des travailleurs, exclus de ce même profit. Il faut aussi compter avec l'expansion coloniale, qui va conduire au conflit suivant. Le journal socialiste fondé par Jean Jaurès en 1904 l'Humanité, est lu passionnément par Charles-Auguste, dont les idées, on l'a vu, sont volontiers anarchistes. Il y apprend la mort de Louise Michel, le 10 janvier 1905, à Marseille. La "vierge rouge ", comme on l'appelle, atteinte d'une pneumonie, est même reconnue par le Figaro comme un grand cour. Le 25 mars, c'est la mort de Jules Verne. Le 30 mars 1906, on daigne étudier le projet de loi sur les retraites ouvrières, mais pour en déclarer l'inanité : " Cette commission, déjà nettement hostile, n'aura pas besoin d'ouvrir de grands yeux pour s'apercevoir bien vite que ce projet est matériellement irréalisable (...) il serait non pas un bienfait, mais un désastre (...) Depuis des milliers de siècles, par leur place dans la nature, par leurs faiblesses et leur imperfection, par les forces invincibles de la matière et de l'espace contre lesquelles ils se débattent, les Hommes sont condamnés à lutter sans relâche pour vivre. (...) La moindre réflexion aurait dû suffire pour faire comprendre qu'un tel projet de loi était condamné d'avance parce que tout principe faux ne peut aboutir qu'à des conséquences impraticables. " Charles-Auguste est révolté par la mauvaise foi des gouvernements et par la manipulation des masses. Il laisse souvent éclater sa mauvaise humeur sur le sujet et cherche la complicité de son entourage, mais en vain. Il ne parvient pas à admettre la multiplicité des opinions et, de fait, ce n'est pas facile : chacun commence avec soi et c'est comme s'il y avait un monde pour chaque personne. Robert est trop jeune pour suivre son père sur son terrain. En effet, les deux hommes ne vivent pas dans le même monde, n 'ayant pas la même expérience du monde. Charles-Auguste opère un saisissant mélange intérieur de sentimentalisme et de condescendance pour le monde ouvrier. Autrement dit : il aurait volontiers pitié de la masse laborieuse, mais il la trouve victime d'elle-même, de son inculture (née de son absence de curiosité), de ses limites et de sa naïveté. Ces considérations échappent entièrement à Robert-Henri à qui il est impossible de regarder les choses de l'extérieur ou pour une vue d'ensemble. Il est un homme de l'intérieur, un être pétri de fascination. C'est un rêveur, un explorateur, un fantaisiste à la fois disponible et incertain.

Agité et insaisissable, il est beaucoup plus intéressé par les questions que par les réponses (il ne les trouve pas nécessaires) et navigue entre la douceur et la violence avec naturel et franchise. Il n'est sans doute pas facile à vivre si l'on veut avoir de l'autorité sur lui, car il y est réfractaire. Il peut, dans un temps, dire oui à tout le monde, pour plaire à tout le monde, par enthousiasme, puis il dit non, avec la plus grande sincérité dans les deux cas. Parce que le moment n'est pas le même, parce que ce qui apparaissait bleu il y a cinq minutes, peut parfaitement afficher le rouge à présent. Et parce que, finalement, tout cela n'a pas grande importance. L'important est ce qui se passe au moment où cela se passe. On comprend que Robert-Henri fonctionne à l'intuition, et dans l'instant. C'est un homme du présent, un amuseur sentimental, un fascinateur - fasciné beaucoup plus attaché à relation qu'au partenaire. Il est d'une générosité totale avec le monde extérieur car il lui rend en admiration. Etre admiré est essentiel pour Robert. Lui-même possède une grande capacité d'admiration, ce qui le rend souvent irrésistible pour les autres. Pour tout dire, Robert est vite populaire à Sarcelles parce qu'il a du talent dans son métier d'une part, et parce qu'il amuse par ses facéties, ses blagues et sa gentillesse. Il ne cherche pas, comme son père, à se démarquer de la masse, à lui expliquer le pourquoi de son destin, mais plutôt à s'y fondre.
Ce ne serait pas grave si, comme des millions d'autres, et comme son frère Marius, il ne devait subir l'espèce d'euphorie nationaliste qui monte par le truchement de Poincarré, alors ministre des affaires étrangères (bientôt Président de la République), qui exalte les valeurs guerrières à l'unisson de Barrès ou Péguy ou encore de Psichari ou Maurras, ce qui le heurte profondément à son père, alors proche de la CGT et de Jean Jaurès. Charles-Auguste traite ses fils de "moutons bêlants ". Ceux-ci répliquent avec des propos de leur époque, la fierté d'être français, d'appartenir à une patrie, qu'ils veulent défendre. Ce discours révolte Charles-Auguste qui y sent l'esprit de revanche sur 1870, qui voit que l'allemand redevient l'ennemi héréditaire, que la haine orchestrée emporte tout. Bien vite, tous ceux qui tendent à calmer le jeu font figure de traîtres et sont réduits au silence. Ni Robert ni Marius n'ont assez de profondeur pour comprendre que les enjeux sont autres. Ils n'ont pas de conscience politique. Mais même s'ils en avaient, que pourraient-ils en faire dans ce qui se prépare ?

En septembre 1911, une guerre éclate entre la Turquie et l'Italie, qui s'empare de la Tripolitaine. La Serbie et la Bulgarie, profitant de la situation veulent libérer la Macédoine, occupée par l'empire Ottoman. Ces deux nations forment, avec la Grèce et le Monténégro, une ligue Balkanique, avec la bénédiction de la Russie, qui rêve depuis toujours, et elle n'est pas la seule, de contrôler les détroits. La ligue est rapidement victorieuse, mais les problèmes commencent avec le partage des territoires conquis. L'Autriche-Hongrie refuse de voir la Serbie s'agrandir, soutenue en cela par l'Allemagne. Poincarré, qui s'est assuré de la Russie, signe un accord de coopération armé avec la Grande Bretagne. Pour parvenir au règlement du conflit, il propose une conférence internationale, à Londres, en 1912. Les guerres du Balkan ayant profité à la Serbie, dont le territoire s'est augmenté d'une partie de la Macédoine, l'Autriche-Hongrie est sur le point d'attaquer, soutenue en cela par l'Allemagne. La Russie s'estimant solidaire de la Serbie, fait savoir qu'elle s'oppose à toute attaque. Le 28 juin, l'héritier du trône d'Autriche-Hongrie, l'archiduc François-Ferdinand, se trouve en visite officielle avec sa femme à Sarajevo, en Bosnie, lorsqu'un jeune nationaliste serbe, Princip, l'assassine. Un ultimatum est envoyé à Belgrade. Sans réponse, l'Autriche mobilise et, le 28 juillet, déclare la guerre à la Serbie. Immédiatement, la Russie mobilise. Le 31, l'Allemagne proteste, mobilise à 16 heures, et déclare la guerre à la Russie à 17 heures. A 21h30, Jaurès tombe sous la balle tirée par Raoul Villain. Le lendemain, 1er Août, à 15 h 55, la France mobilise. Le 2, l'Allemagne occupe le Luxembourg et lance un ultimatum à la Belgique. Le 3, l'Allemagne déclare la guerre à la France. Le 4, l'Angleterre déclare la guerre à l'Allemagne et le 6, l'Autriche-Hongrie déclare la guerre à la Russie.

Voilà ce qui tombe sur la tête de Robert et Marius Bénard, comme sur des millions de têtes dans le monde, en ce début Août 1914. Mobilisé le 4 et incorporé le 7 septembre dans le 26e bataillon de Chasseurs Alpins, Robert est envoyé dans la Marne. Marius, chasseur d'active, entre au 121e bataillon de chasseurs à pied. Au début, le moral est bon. On a même dit que les troupes partent "la fleur au fusil". La plupart des enfants qui sont là (car ils ont dix-neuf ou vingt ans), dans les camions bâchés qui les emmènent, ont tous plus ou moins été élevés dans l'idée d'une revanche contre l'allemand et surtout dans celle que la guerre est toujours inévitable. Ils sont certains que ça va être réglé en moins de deux. Ils ont de grands élans vers la victoire, dans l'exaltation d'être tous ensemble, tendus vers le même but : l'ivresse de la fraternité et du sentiment unitaire de la juste cause. Ils chantent, d'une voix forte et mâle, dans l'émotion de vivre un instant important et crient, aux parents et aux femmes dont la silhouette s'éloigne : nous serons de retour pour Noël !

Bien avant que la guerre ne commence, dès 1906, les allemands avaient imaginé vaincre la France en la contournant par la Belgique. Mais la France croit à une diversion et préfère attaquer directement pour récupérer l'Alsace et la Lorraine perdues en 1870. Le 4 août, les allemands attaquent, traversent la Belgique et pénètrent en France, comme prévu, sauf par les état-major, et foncent directement sur Paris. Ils sont stoppés par la bataille de la Marne, à moins de 50 kilomètres de la capitale !
Lorsque Charles-Auguste est brutalement emporté par la maladie, le 16 novembre 1914, on prévient Robert et Marius, mais il leur est impossible d'obtenir de permission. Le corps est accompagné, le lendemain, au cimetière de Saint-Ouen, 26e division, 7e ligne, 6e tombe, par Man-Marie et les enfants : Solange qui a 16 ans, Charlus 15 ans, Simone 7ans, et Renée 5 ans. Les restes sont enlevés en 1949 et la sépulture attribuée à la famille Rault.
Pendant ce temps, le front se "stabilise" au long d'une ligne de 800 kilomètres qui va des côtes du nord à la Suisse. Et l'on se rend compte qu'on ne sera pas rentré pour Noël. Les premiers mois de la guerre signent l'échec des vieilles méthodes de combat. On se bat à découvert dans les champs et les uniformes sont trop voyants : jaquette bleue et pantalon garance. On les voit venir de loin. Les pertes sont énormes. Il faut tout repenser. Et puisque le front est impossible à percer d'un côté comme de l'autre, les deux armées s'enterrent peu à peu et se guettent. Elles creusent des tranchées, longs couloirs profonds de deux mètres dans lesquelles se jettent d'autres tranchées, dites "de communication", qu'il faut entretenir sous la pluie, en pataugeant dans la boue et le froid. C'est la même chose des deux côtés. Entre les tranchées Allemandes et les tranchées Françaises, il y a le "no-man's-land", zone en plateau qu'il faut traverser pour aller attaquer l'ennemi. Trop souvent, les attaques sont repoussées par des mitrailleuses ou des canons et l'on doit revenir à sa position de départ. On ne peut rien faire d'autre. A moins d'avoir été fauché par les balles et d'y être mort ou blessé.

Robert, ce menuisier plutôt pacifique d'un mètre soixante-cinq, découvre, sans bien en mesurer pour le moment toute l'horreur, la vie dans des tranchées qui lui masquent l'horizon. Le danger est permanent. L'attention doit toujours être en éveil. Il fait humide et froid, les vêtements sont trempés. Dans les boyaux de glaise, on voit filer les rats, à l'affût de tout ce qui peut se ronger : gamelle oubliée ou cadavre. Les poux obligent à se gratter sans cesse. Il faut évacuer les morts, en les tirant si c'est possible, vers l'arrière. Mais par moments, il y a du calme, c'est à dire que le canon tonne plus loin. Robert attend, échange deux mots avec un copain, écrit à Simone et Renée au 154 rue du Landy. On espère d'autant plus la fin de la guerre pour 1915 que le moral est bas. Robert croise son copain Sorel, un creusois solide et débonnaire, qui lui met la main sur l'épaule et lui dit : on y sera pour le printemps, tu verras. Le printemps arrive, en effet. Le 22 avril, près de Ypres, en Belgique, les allemands veulent faire une percée. On aperçoit soudain de gros nuages jaunâtres. C'est la panique. Les postes sont abandonnés, les hommes toussent violemment, vomissent du sang, se tiennent la tête à deux mains et tombent asphyxiés. Les gaz font, ce jour là, dix mille victimes, qui restent là, éparpillés sur le terrain.
En septembre 1915, on en est toujours au même point et 900 000 hommes sont morts. La situation oblige les différents pays à revoir l'industrie et l'économie afin de produire le matériel nécessaire. Ainsi, sur le front apparaissent des canons d'un calibre jusqu'ici impensable. Les aéroplanes font leur apparition, ainsi que les chars d'assaut. Marius, réputé brave, est grièvement blessé au cours de l'attaque de tranchées ennemies, dans la Marne, à Sinppes.

Il meurt le 4 octobre 1915 des suites de ses blessures. Dans le même temps Robert est nommé pionnier. Sa mission est d'établir et faire creuser de nouvelles tranchées. Il s'y montre particulièrement courageux, jusqu'à ce jour de juillet 1916 pour lequel il reçoit une citation à l'ordre du 257e bataillon : "Excellent pionnier, modèle de conscience et de dévouement au devoir ; avec un beau courage, un mépris complet du danger, a assuré la construction d'une tranchée pendant plusieurs nuits de suite, sous les feux les plus violents." Cela lui vaut une croix de guerre et la promesse d'une permission.