CHAPITRE 3 : Les Bénards
Prologue


Portrait de Marguerite par son fils Charles-Alfred


Laure, soeur de Marguerite


Marthe


Marguerite

La France de 1920 se reconstruit.

Cette guerre abominable a fait plus de treize millions de morts (toutes nations confondues).
Le nord de la France est ravagé.
Sur les deux millions huit cent mille blessés que compte la France, six cent mille sont invalides, cinquante six mille sont amputés ; il y a six cent trente mille veuves de guerre et sept cent trente mille orphelins. Il faut ajouter à cela les morts civils décimés par la grippe espagnole de 1918 : deux cent cinquante mille personnes. Les pertes démographiques avoisinent les trois millions. Le vote des femmes est refusé dans la foulée. Il s'agit de reconstruire. Il s'agit de repeupler.


Les établissements Nadot ont un contrat important, mais temporaire, pour la reconstruction, à Aisonville, à côté de Saint Quentin que Robert connaît déjà pour y être passé militairement. Il accepte de s'y rendre et en avise Marguerite. Sans un mot, elle plie ses maigres bagages, embarque le petit Charles et laisse la place à ses soeurs. Ils arrivent à Aisonville-Bernoville le 23 juillet 1921. Elle est enceinte de six mois. Marguerite est une personne extrêmement réactive. On ne peut pas dire non plus qu'elle soit particulièrement affectueuse. Elle ne voulait pas d'enfants. Elle n'aime pas les enfants. Elle n'aime pas les familles nombreuses. Peut-être se laisserait-elle aller à l'affection si elle ne considérait pas cela comme une faiblesse. Sur le terrain des sentiments, elle est perdante. Elle se "fait avoir". Elle en a plein de preuves, dont une belle : le jour où Robert a sauté du train et qu'elle l'a laissé faire. Parce qu'il était charmeur, magnifique, envoûtant, envahissant, certes, mais elle a compris qu'elle représentait la vie, pour lui qui venait de l'enfer. Elle s'est donnée à la vie. Pour que la vie gagne contre la mort effarante, contre la folie des hommes. Elle aurait dû avoir la force de dire : non. Mais quelque chose, en elle, a voulu mettre de la vie là où il y avait de la mort, mettre de l'amour là où la haine régnait en maître. Comprendre, c'est se donner et se donner, c'est ne plus s'appartenir. Et bien voilà : Marguerite ne se donnera plus. En tous cas, ce sera froidement.

Elle accouche le 19 octobre 1921, à 8 heures 15, d'une fille qu'ils appellent Paulette, Marie, Lucie. Mais le bébé se révèle vite fragile, ne survit que deux mois et meurt le 20 décembre de la même année.
Aisonville-et-Bernoville est situé au nord-est de Saint Quentin, entre Guise et Bohain-en-Vermandois, sur la route de Cambrai, à trois kilomètres environ des rives de l'Oise et du canal de la Sambre qui s'entrecroisent à partir de Vadencourt. Marguerite s'y ennuie. Elle n'y a pas d'amie et ses soeurs lui manquent. Elle passe la plupart du temps à attendre Robert, lorsqu'elle a fini son ménage et lorsque le petit Charles dort enfin. Elle attend. Elle ne sait pas combien gagne son mari. Il lui donne ce qu'il estime être l'argent du mois et garde tout le reste, qu'il dépense au café, par un système d'ardoise. L'argent gagné est directement englouti. Elle doit tout gérer jusqu'au bout. Et s'il arrive n'importe quel malheur, même le plus petit, elle ne sait pas comment y faire face. Il a fallu payer l'enterrement du bébé. C'est sa soeur Laure qui a envoyé l'argent. Bien sûr, elle travaille, mais il lui faut tout faire : entretenir la maison, s'occuper de Charles, laver, repasser, subir les attaques de Robert lorsqu'il rentre éméché. Elle pleure de longues heures sur sa vie qui se gâche. Mais que faire d'autre ? Les autres ne sont guère mieux loties, pour ce qu'elle en sait : sa mère, par exemple. Avant que d'être mariée avec Jean-Baptiste Alfred Godefroy, elle a été sa maîtresse. Il lui a fait 5 enfants, avant de l'épouser, qui ne sont même pas sur le livret de famille. Sa mère a été engrossée systématiquement pratiquement tous les deux ans. Douze enfants. Sa vie s'est passée entre la cuisine, les couches et les envies d'Alfred. Une vie de femme... De 1878 à 1888, c'est à dire dix ans, elle a eu les cinq qui ne figurent pas. Ensuite, voici la cadence : Paul Edouard, né le 19 avril 1890 ; Marthe, le 22 juillet 1892, René, le 2 mai 1894 ; Laure, en 1895, Suzanne, le 18 juin 1897, Marguerite le 17 janvier 1899, Pierre, le 22 février 1902.


Les 7 enfants officiels de Monsieur Godefroy.A gauche, Marthe, à droite, Pierre, le cadet.

Lorsque au début avril elle se rend compte qu'elle est de nouveau enceinte, elle ne tient plus et demande à retourner à Paris, rue Sambre et Meuse où sa soeur Laure et son frère Pierre habitent, Marthe étant partie. Elle ira faire des ménages. Le contrat de Robert ne se termine qu'en octobre 1923. Jamais elle ne tiendra. Elle ne veut pas accoucher à Bernoville. Elle rentre au début juillet, avec Charles et ses grands yeux noirs.
Roger Bénard naît le 24 décembre 1922 à 23 heures, à l'hôpital St Louis. Lorsque Robert revient de Saint Quentin, (on peut supposer que ce soit un peu avant octobre 1923), l'appartement de la rue Sambre et Meuse se révèle trop petit. Ils emménagent 27 rue du Chaussy, à Sarcelles. Puis, comme au premier étage du 11 de la rue des Bauves, qui appartient à présent à une sour de Man-Marie, jusqu'ici loué se libère, ils viennent s'y installer. Ce n'est pas idéal. L'endroit est petit : deux pièces, sans aucune commodités, mais, pour le moment elles peuvent suffire.


Le père et le fils dans la même compagnie, mais pas à la même époque !

Robert est très heureux d'avoir réintégré Sarcelles : Tout le monde le connaît, il y connaît tout le monde et le travail ne manque pas. Il est engagé par les établissements Eugène faucheur, 9 passage Dombasle, à Paris 15, le 3 novembre 1923. Robert-Henri est un remarquable ouvrier. Il est d'une habileté incroyable et est capable de tout. Après ses heures de travail, il peut encore aller chez des voisins réparer une armoire ou passer ses dimanches à construire placards et tables. Il est très apprécié. Et puis il fait partie de la musique, avec son clairon. Sans compter qu'il est pompier, tout comme son père.
Etre pompier " est de la plus haute importance pour Robert. Il raconte avec fierté (et jamais sans une pointe de malice) que ce corps du génie est créé à Paris en 1811. Mais il en existait déjà un corps de volontaires en 1500. Sous Louis IV, des moines mendiants étaient dotés de petit matériel pour faire face aux sinistres, mais moine ne lui aurait pas plu, affirmait-il. C'est en 1716 que Monsieur de Sartines, qui, d'après Robert, ne bouche pas le port de Marseille, crée le corps des "gardes des pompes au feu du Roi ", mais c'est finalement Napoléon qui crée le premier bataillon de soldat du feu, vers 1810. Sarcelles ne perd pas de temps. Monsieur André, propriétaire du domaine de Bertandy, fait don d'un corps de pompe grand modèle avec tous ses accessoires dès 1822. Cela lui coûte 174 francs. La commune se l'approprie en mai 1824, avec les 4 casques et les 25 seaux de toiles. Victor-François, son arrière - arrière-grand-père n'avait que deux ans, mais il a dû les connaître ! Le premier local est un cellier attenant à l'école des filles qui se tenait dans les communs du château, à l'emplacement actuel du monument aux morts. Le premier règlement de la compagnie date de 1823 et comporte 16 articles, dont, Article 8 : " sont favorisés à l'admission les maçons, charpentiers, couvreurs, plombiers, menuisiers, charrons, serruriers selliers et vanniers " ; article 9 : " l'uniforme est le même que celui des Sapeurs Pompiers de Paris, sauf les boutons. L'armement se compose du sabre briquet à batterie noire vernie. Les sapeurs pourvoient à leurs frais d'habillement et d'ornements " ; Article 10 : " le service dans la compagnie ne donne droit à aucune solde ou indemnité, ni aucun traitement. Il se cumule avec le service de la garde nationale dont il est censé faire partie. " Ainsi, Robert s'illustre, le 7 avril 1923 dans la lutte contre l'incendie de l'usine Lagazy, l'ancienne cotonnerie Decam. Ce qui ne l'empêche pas, le lendemain d'aller répéter sa partition à l'Union des Tambours et Clairons où se prépare doucement la fête des vétérans qui aura lieu comme chaque année le 4 octobre.

Au printemps 1924, Marguerite, effondrée, comprend qu'elle est de nouveau enceinte. Elle se plaint à sa soeur : " dès que le pantalon est sur la chaise, j'y ai droit ", dit-elle. Elle pense avorter, mais c'est compliqué. Elle finit par se résigner. Paulette naît le 9 janvier 1925, à neuf heures trente. C'est une ravissante blonde qui enchante tout le monde immédiatement. Charles a 7 ans, Roger 2 ans et demi, Marguerite 26 et Robert 31. L'appartement de la rue des Bauves est déjà petit pour quatre, mais à cinq, cela devient insupportable : chaque soir, il faut déplier les lits. Robert rentre de plus en plus tard et lorsqu'il arrive, c'est le plus souvent en titubant, heurtant les lit et réveillant tout le monde. Ensuite, il veut "honorer" sa femme, mais elle se met en colère et hurle. Au début, elle se taisait. A présent, elle crie. Mais comme les enfants prennent peur elle finit par céder, terrorisée à l'idée d'être enceinte encore une fois. Le 28 novembre 1925, Robert quitte les établissements Faucheurs. Il ne manque pas de travail. Tout le monde connaît sa compétence. Il est tous les soirs au café, à jouer aux cartes, à discuter interminablement. Au moins jusqu'au 13 novembre 1926 ou il entre aux Ateliers Mécaniques Razy, à Paris.
L'inévitable arrive, cependant. Marguerite est encore enceinte. Il avait promis de se retenir, mais ne l'a pas fait. Elle confie à sa soeur Marthe qu'elle préfère mourir que d'avoir un enfant de plus. Elle ne sera pas comme sa mère, avec chaque enfant chaque fois. L'avortement est le seul recours. Mais avorter en 1927 n'est pas une mince affaire, car il s'agit de reconstituer la démographie française et non de l'entraver. Malgré la crise de 1903/1904 qui a secoué les relations de la France avec le Vatican, et la loi de séparation de l'église et de l'état qui a été votée le 9 décembre 1905, mais jamais franchement appliquée, on n'en est pas (du tout) à une réelle séparation de l'état et de l'église en 1927. Du point de vue moral encore moins. Ce n'est pas seulement l'avortement qui est interdit - Selon la loi de 1920 et celle de mars 1923, il est passible de la cour d'assises - mais la contraception également. Cela signifie que lorsqu'on se présente chez une "faiseuse d'ange", c'est à ses risques et périls à tout point de vue, qu'il soit moral ou sanitaire, car aucune règle d'hygiène n'est respectée. Il s'agit non seulement d'une clandestinité honteuse, qui entraîne avec elle un sentiment écrasant de culpabilité et de secret morbide, mais laisse libre cours à toutes sortes d'escroqueries, de chantages, de médisances, de solitudes effarantes.
La guerre de 14/18 est pour la femme une étape décisive d'émancipation et de promotion. Elle a remplacé l'homme dans les usines et a démontré qu'elle pouvait parfaitement l'égaler. Au moins pour les trois cent soixante dix mille veuves qui ne se remarient pas. La femme devient moralement et socialement majeure. Cependant, le droit de vote lui est refusé, ainsi que le droit de disposer d'elle-même. Et c'est en "toute innocence ", que le mâle, qu'il soit intellectuel ou pas, peaufine son racisme personnel envers son esclave préférée : il l'aime, oui, il l'aime, mais à condition qu'elle se taise et qu'elle serve ses buts. En dehors de cela : elle n'existe pas.
Marguerite prétexte une visite de quelques jours chez sa sour Laure, qui s'occupera des enfants. Le père, Jean-Baptiste ayant reçu le poste de gardien du fort de la Pompelle, est reparti à Reims avec Lucie. Marthe s'est mariée, ainsi que Pierre. L'appartement peut la recevoir. Une fois que le couple a réintégré la rue des Bauves, la jeune femme ne se laisse plus du tout approcher. Cela crée de nombreux problèmes. Comme Robert déteste les rapports de force et les affrontements, ses absences sont de plus en plus longues. Il ne comprend pas la hargne de sa femme. Il boit de plus en plus, ce qui dans l'époque, ce n'est pas extraordinaire. L'alcoolisme est incroyablement répandu, touche toutes la classes de la société, et accepté comme normal, en tous cas lorsqu'il s'agit d'un homme. Mais Marguerite, qui est très fière, ne supporte pas et le fait savoir.

Robert travaille aux ateliers Mécaniques jusqu'au 27 mars 1929. La crise qui frappe les Etats-Unis à la fin de 1929 ne se répercute pas immédiatement en France. On n'en voit les effets que vers novembre 1930 où le nombre de chômeurs secourus passe brusquement de 1398 à 4893. Mais même à ce moment, son importance passe inaperçue. On est occupé ailleurs : de la démission de Poincaré aux élections de 1932, sept gouvernements ne durant chacun que quelques semaines se succèdent, tandis qu'en Allemagne et en Italie, le fascisme progresse lentement mais sûrement.
Pourtant, il s'est passé bien des événements importants en dix ans. La journée de huit heures, par exemple, projet proposé le 18 avril 1919 par Albert Thomas. La séparation du parti Socialiste et du parti Communiste en 1921, le transfert de Jean Jaurès au Panthéon, le 24 novembre 1924, la découverte du vaccin de la tuberculose le 17 juin 1925.

La vie que mènent Marguerite et Robert, vie faite de malentendus et d'exaspération se répercute gravement sur les enfants. Dès 1931, Charles-Alfred, 13 ans, veut travailler comme télégraphiste pour aider sa mère. Grâce à son salaire, la famille envisage d'acheter une maison en location-vente à Chauffour. Mais Charles ne tient pas et rompt son contrat. Ils reviennent à Sarcelles, rue des Bauves où Marguerite comprend qu'elle est de nouveau enceinte. Elle accouche le 12 avril 1934 d'un fils qu'on appelle Robert, comme son père, et qui devient immédiatement "Bébert ". Il semble que jusqu'en 1935, Robert n'a pas d'emploi fixe. Il travaille à la demande et ne manque pas d'ouvrage.


Charles-Alfred à 4, 6, et 12 ans

Entre Charles, le fils aîné, et son père, il n'y a pas d'affrontements, mais c'est pire. Dès que celui-ci, emporté par l'exemple maternel, s'époumone dans une théorie réactionnelle, le père prend sa casquette, se l'enfonce sur le crâne et sort. La lutte doit se poursuivre sans lui. C'est à dire entre les frères. De fait, personne ne voit personne. En 1936, Robert trouve un emploi, par le même colonel qui l'a sauvé de la cour martiale en 1918, au ministère de la guerre, section technique d'artillerie. Ce travail, très bien payé, leur permet de changer de logement : ils vont habiter place du pont, toujours à Sarcelles, une maison qui n'est certes pas luxueuse, mais tout à fait convenable.


La place du pont vers 1900.


Un matin, le père et le fils se croisent dans le hall de la gare. Quelque chose aurait peut-être pu se dire. Longtemps après, Charles écrit ce poème :

Hall de gare obsédant des trains d'adolescence
Voyageurs assidus du labeur quotidien
Salle de pas perdus où s'attardent les miens
Retentissante aux bruits de la foule en partance
Tourbillon douloureux vers les wagons des trains
De ces hommes pressés que le wagon dévore
Passants et dépassants que le regard ignore
Ensemble projetés vers d'autres lendemains
Dans cette gare hurlante où nos voix se sont tues
Savoir de quel tourment sans cesse retenues
Un geste de ta main : voilà cent sous mon gars !
Tu es là, comme hier, devant moi, la casquette
Sur ta tête frisée, offrant ta cigarette
Nos yeux cherchant nos yeux et ne les trouvant pas.


La recherche de ce père absent est une blessure qui ne se refermera pas dans le cour de Charles-Alfred.