|

La
France de 1920 se reconstruit.
Cette guerre abominable a fait plus de treize millions
de morts (toutes nations confondues).
Le nord de la France est ravagé.
Sur les deux millions huit cent mille blessés que compte la France, six
cent mille sont invalides, cinquante six mille sont amputés ; il y a six
cent trente mille veuves de guerre et sept cent trente mille orphelins.
Il faut ajouter à cela les morts civils décimés par la grippe espagnole
de 1918 : deux cent cinquante mille personnes. Les pertes démographiques
avoisinent les trois millions. Le vote des femmes est refusé dans la foulée.
Il s'agit de reconstruire. Il s'agit de repeupler.
Les établissements Nadot ont un contrat important, mais
temporaire, pour la reconstruction, à Aisonville, à côté de Saint Quentin
que Robert connaît déjà pour y être passé militairement. Il accepte de
s'y rendre et en avise Marguerite. Sans un mot, elle plie ses maigres
bagages, embarque le petit Charles et laisse la place à ses soeurs. Ils
arrivent à Aisonville-Bernoville le 23 juillet 1921. Elle est enceinte
de six mois. Marguerite est une personne extrêmement réactive. On ne peut
pas dire non plus qu'elle soit particulièrement affectueuse. Elle ne voulait
pas d'enfants. Elle n'aime pas les enfants. Elle n'aime pas les familles
nombreuses. Peut-être se laisserait-elle aller à l'affection si elle ne
considérait pas cela comme une faiblesse. Sur le terrain des sentiments,
elle est perdante. Elle se "fait avoir". Elle en a plein de preuves, dont
une belle : le jour où Robert a sauté du train et qu'elle l'a laissé faire.
Parce qu'il était charmeur, magnifique, envoûtant, envahissant, certes,
mais elle a compris qu'elle représentait la vie, pour lui qui venait de
l'enfer. Elle s'est donnée à la vie. Pour que la vie gagne contre la mort
effarante, contre la folie des hommes. Elle aurait dû avoir la force de
dire : non. Mais quelque chose, en elle, a voulu mettre de la vie là où
il y avait de la mort, mettre de l'amour là où la haine régnait en maître.
Comprendre, c'est se donner et se donner, c'est ne plus s'appartenir.
Et bien voilà : Marguerite ne se donnera plus. En tous cas, ce sera froidement.

Elle
accouche le 19 octobre 1921, à 8 heures 15, d'une fille qu'ils appellent
Paulette, Marie, Lucie. Mais le bébé se révèle vite fragile, ne survit
que deux mois et meurt le 20 décembre de la même année.
Aisonville-et-Bernoville
est situé au nord-est de Saint Quentin, entre Guise et Bohain-en-Vermandois,
sur la route de Cambrai, à trois kilomètres environ des rives de l'Oise
et du canal de la Sambre qui s'entrecroisent à partir de Vadencourt. Marguerite
s'y ennuie. Elle n'y a pas d'amie et ses soeurs lui manquent. Elle passe
la plupart du temps à attendre Robert, lorsqu'elle a fini son ménage et
lorsque le petit Charles dort enfin. Elle attend. Elle ne sait pas combien
gagne son mari. Il lui donne ce qu'il estime être l'argent du mois et
garde tout le reste, qu'il dépense au café, par un système d'ardoise.
L'argent gagné est directement englouti. Elle doit tout gérer jusqu'au
bout. Et s'il arrive n'importe quel malheur, même le plus petit, elle
ne sait pas comment y faire face. Il a fallu payer l'enterrement du bébé.
C'est sa soeur Laure qui a envoyé l'argent. Bien sûr, elle travaille,
mais il lui faut tout faire : entretenir la maison, s'occuper de Charles,
laver, repasser, subir les attaques de Robert lorsqu'il rentre éméché.
Elle pleure de longues heures sur sa vie qui se gâche. Mais que faire
d'autre ? Les autres ne sont guère mieux loties, pour ce qu'elle en sait
: sa mère, par exemple. Avant que d'être mariée avec Jean-Baptiste Alfred
Godefroy, elle a été sa maîtresse. Il lui a fait 5 enfants, avant de l'épouser,
qui ne sont même pas sur le livret de famille. Sa mère a été engrossée
systématiquement pratiquement tous les deux ans. Douze enfants. Sa vie
s'est passée entre la cuisine, les couches et les envies d'Alfred. Une
vie de femme... De 1878 à 1888, c'est à dire dix ans, elle a eu les cinq
qui ne figurent pas. Ensuite, voici la cadence : Paul Edouard, né le 19
avril 1890 ; Marthe, le 22 juillet 1892, René, le 2 mai 1894 ; Laure,
en 1895, Suzanne, le 18 juin 1897, Marguerite le 17 janvier 1899, Pierre,
le 22 février 1902.
  
Les 7 enfants officiels de Monsieur Godefroy.A gauche, Marthe, à
droite, Pierre, le cadet.
Lorsque au début avril elle se rend compte qu'elle est
de nouveau enceinte, elle ne tient plus et demande à retourner à Paris,
rue Sambre et Meuse où sa soeur Laure et son frère Pierre habitent, Marthe
étant partie. Elle ira faire des ménages. Le contrat de Robert ne se termine
qu'en octobre 1923. Jamais elle ne tiendra. Elle ne veut pas accoucher
à Bernoville. Elle rentre au début juillet, avec Charles et ses grands
yeux noirs.
Roger
Bénard naît le 24 décembre 1922 à 23 heures, à l'hôpital St Louis. Lorsque
Robert revient de Saint Quentin, (on peut supposer que ce soit un peu
avant octobre 1923), l'appartement de la rue Sambre et Meuse se révèle
trop petit. Ils emménagent 27 rue du Chaussy, à Sarcelles. Puis, comme
au premier étage du 11 de la rue des Bauves, qui appartient à présent
à une sour de Man-Marie, jusqu'ici loué se libère, ils viennent s'y installer.
Ce n'est pas idéal. L'endroit est petit : deux pièces, sans aucune commodités,
mais, pour le moment elles peuvent suffire.
 
Le père et le fils dans la même compagnie, mais pas à
la même époque !
Robert
est très heureux d'avoir réintégré Sarcelles : Tout le monde le connaît,
il y connaît tout le monde et le travail ne manque pas. Il est engagé
par les établissements Eugène faucheur, 9 passage Dombasle, à Paris 15,
le 3 novembre 1923. Robert-Henri est un remarquable ouvrier. Il est d'une
habileté incroyable et est capable de tout. Après ses heures de travail,
il peut encore aller chez des voisins réparer une armoire ou passer ses
dimanches à construire placards et tables. Il est très apprécié. Et puis
il fait partie de la musique, avec son clairon. Sans compter qu'il est
pompier, tout comme son père.
Etre pompier " est de la plus haute importance pour Robert. Il raconte
avec fierté (et jamais sans une pointe de malice) que ce corps du génie
est créé à Paris en 1811. Mais il en existait déjà un corps de volontaires
en 1500. Sous Louis IV, des moines mendiants étaient dotés de petit matériel
pour faire face aux sinistres, mais moine ne lui aurait pas plu, affirmait-il.
C'est en 1716 que Monsieur de Sartines, qui, d'après Robert, ne bouche
pas le port de Marseille, crée le corps des "gardes des pompes au feu
du Roi ", mais c'est finalement Napoléon qui crée le premier bataillon
de soldat du feu, vers 1810. Sarcelles ne perd pas de temps. Monsieur
André, propriétaire du domaine de Bertandy, fait don d'un corps de pompe
grand modèle avec tous ses accessoires dès 1822. Cela lui coûte 174 francs.
La commune se l'approprie en mai 1824, avec les 4 casques et les 25 seaux
de toiles. Victor-François, son arrière - arrière-grand-père n'avait que
deux ans, mais il a dû les connaître ! Le premier local est un cellier
attenant à l'école des filles qui se tenait dans les communs du château,
à l'emplacement actuel du monument aux morts. Le premier règlement de
la compagnie date de 1823 et comporte 16 articles, dont, Article 8 : "
sont favorisés à l'admission les maçons, charpentiers, couvreurs, plombiers,
menuisiers, charrons, serruriers selliers et vanniers " ; article 9 :
" l'uniforme est le même que celui des Sapeurs Pompiers de Paris, sauf
les boutons. L'armement se compose du sabre briquet à batterie noire vernie.
Les sapeurs pourvoient à leurs frais d'habillement et d'ornements " ;
Article 10 : " le service dans la compagnie ne donne droit à aucune solde
ou indemnité, ni aucun traitement. Il se cumule avec le service de la
garde nationale dont il est censé faire partie. " Ainsi, Robert s'illustre,
le 7 avril 1923 dans la lutte contre l'incendie de l'usine Lagazy, l'ancienne
cotonnerie Decam. Ce qui ne l'empêche pas, le lendemain d'aller répéter
sa partition à l'Union des Tambours et Clairons où se prépare doucement
la fête des vétérans qui aura lieu comme chaque année le 4 octobre.

Au
printemps 1924, Marguerite, effondrée, comprend qu'elle est de nouveau
enceinte. Elle se plaint à sa soeur : " dès que le pantalon est sur la
chaise, j'y ai droit ", dit-elle. Elle pense avorter, mais c'est compliqué.
Elle finit par se résigner. Paulette naît le 9 janvier 1925, à
neuf heures trente. C'est une ravissante blonde qui enchante tout le monde
immédiatement. Charles a 7 ans, Roger 2 ans et demi, Marguerite 26 et
Robert 31. L'appartement de la rue des Bauves est déjà petit pour quatre,
mais à cinq, cela devient insupportable : chaque soir, il faut déplier
les lits. Robert rentre de plus en plus tard et lorsqu'il arrive, c'est
le plus souvent en titubant, heurtant les lit et réveillant tout le monde.
Ensuite, il veut "honorer" sa femme, mais elle se met en colère et hurle.
Au début, elle se taisait. A présent, elle crie. Mais comme les enfants
prennent peur elle finit par céder, terrorisée à l'idée d'être enceinte
encore une fois. Le 28 novembre 1925, Robert quitte les établissements
Faucheurs. Il ne manque pas de travail. Tout le monde connaît sa compétence.
Il est tous les soirs au café, à jouer aux cartes, à discuter interminablement.
Au moins jusqu'au 13 novembre 1926 ou il entre aux Ateliers Mécaniques
Razy, à Paris.
L'inévitable
arrive, cependant. Marguerite est encore enceinte. Il avait promis de
se retenir, mais ne l'a pas fait. Elle confie à sa soeur Marthe qu'elle
préfère mourir que d'avoir un enfant de plus. Elle ne sera pas comme sa
mère, avec chaque enfant chaque fois. L'avortement est le seul recours.
Mais avorter en 1927 n'est pas une mince affaire, car il s'agit de reconstituer
la démographie française et non de l'entraver. Malgré la crise de 1903/1904
qui a secoué les relations de la France avec le Vatican, et la loi de
séparation de l'église et de l'état qui a été votée le 9 décembre 1905,
mais jamais franchement appliquée, on n'en est pas (du tout) à une réelle
séparation de l'état et de l'église en 1927. Du point de vue moral encore
moins. Ce n'est pas seulement l'avortement qui est interdit - Selon la
loi de 1920 et celle de mars 1923, il est passible de la cour d'assises
- mais la contraception également. Cela signifie que lorsqu'on se présente
chez une "faiseuse d'ange", c'est à ses risques et périls à tout point
de vue, qu'il soit moral ou sanitaire, car aucune règle d'hygiène n'est
respectée. Il s'agit non seulement d'une clandestinité honteuse, qui entraîne
avec elle un sentiment écrasant de culpabilité et de secret morbide, mais
laisse libre cours à toutes sortes d'escroqueries, de chantages, de médisances,
de solitudes effarantes.
La guerre de 14/18 est pour la femme une étape décisive d'émancipation et
de promotion. Elle a remplacé l'homme dans les usines et a démontré qu'elle
pouvait parfaitement l'égaler. Au moins pour les trois cent soixante dix
mille veuves qui ne se remarient pas. La femme devient moralement et socialement
majeure. Cependant, le droit de vote lui est refusé, ainsi que le droit
de disposer d'elle-même. Et c'est en "toute innocence ", que le mâle,
qu'il soit intellectuel ou pas, peaufine son racisme personnel envers
son esclave préférée : il l'aime, oui, il l'aime, mais à condition qu'elle
se taise et qu'elle serve ses buts. En dehors de cela : elle n'existe
pas.
Marguerite prétexte une visite de quelques jours chez
sa sour Laure, qui s'occupera des enfants. Le père, Jean-Baptiste ayant
reçu le poste de gardien du fort de la Pompelle, est reparti à Reims avec
Lucie. Marthe s'est mariée, ainsi que Pierre. L'appartement peut la recevoir.
Une fois que le couple a réintégré la rue des Bauves, la jeune femme ne
se laisse plus du tout approcher. Cela crée de nombreux problèmes. Comme
Robert déteste les rapports de force et les affrontements, ses absences
sont de plus en plus longues. Il ne comprend pas la hargne de sa femme.
Il boit de plus en plus, ce qui dans l'époque, ce n'est pas extraordinaire.
L'alcoolisme est incroyablement répandu, touche toutes la classes de la
société, et accepté comme normal, en tous cas lorsqu'il s'agit d'un homme.
Mais Marguerite, qui est très fière, ne supporte pas et le fait savoir.

Robert
travaille aux ateliers Mécaniques jusqu'au 27 mars 1929. La crise qui
frappe les Etats-Unis à la fin de 1929
ne se répercute pas immédiatement en France. On n'en voit les effets que
vers novembre 1930 où le nombre de chômeurs secourus passe brusquement
de 1398 à 4893. Mais même à ce moment, son importance passe inaperçue.
On est occupé ailleurs : de la démission de Poincaré aux élections de
1932, sept gouvernements ne durant chacun que quelques semaines se succèdent,
tandis qu'en Allemagne et en Italie, le fascisme progresse lentement mais
sûrement.
Pourtant,
il s'est passé bien des événements importants en dix ans. La journée de
huit heures, par exemple, projet proposé le 18 avril 1919 par Albert Thomas.
La séparation du parti Socialiste et du parti Communiste en 1921, le transfert
de Jean Jaurès au Panthéon, le 24 novembre 1924, la découverte du vaccin
de la tuberculose le 17 juin 1925.
La vie que mènent Marguerite et Robert, vie faite de
malentendus et d'exaspération se répercute gravement sur les enfants.
Dès 1931, Charles-Alfred, 13 ans, veut travailler comme télégraphiste
pour aider sa mère. Grâce à son salaire, la famille envisage d'acheter
une maison en location-vente à Chauffour. Mais Charles ne tient pas et
rompt son contrat. Ils reviennent à Sarcelles, rue des Bauves où Marguerite
comprend qu'elle est de nouveau enceinte. Elle accouche le 12 avril 1934
d'un fils qu'on appelle Robert, comme son père, et qui devient immédiatement
"Bébert ". Il semble que jusqu'en 1935, Robert n'a pas d'emploi fixe.
Il travaille à la demande et ne manque pas d'ouvrage.
  
Charles-Alfred à 4, 6, et 12 ans
Entre
Charles, le fils aîné, et son père, il n'y a pas d'affrontements, mais
c'est pire. Dès que celui-ci, emporté par l'exemple maternel, s'époumone
dans une théorie réactionnelle, le père prend sa casquette, se l'enfonce
sur le crâne et sort. La lutte doit se poursuivre sans lui. C'est à dire
entre les frères. De fait, personne ne voit personne. En 1936, Robert
trouve un emploi, par le même colonel qui l'a sauvé de la cour martiale
en 1918, au ministère de la guerre, section technique d'artillerie. Ce
travail, très bien payé, leur permet de changer de logement : ils vont
habiter place du pont, toujours à Sarcelles, une maison qui n'est certes
pas luxueuse, mais tout à fait convenable.

La place du pont vers 1900.

Un matin, le père et le fils se croisent dans le hall
de la gare. Quelque chose aurait peut-être pu se dire. Longtemps
après, Charles écrit ce poème :
Hall
de gare obsédant des trains d'adolescence
Voyageurs
assidus du labeur quotidien
Salle de pas perdus où s'attardent les miens
Retentissante aux bruits de la foule en partance
Tourbillon douloureux vers les wagons des trains
De ces hommes pressés que le wagon dévore
Passants et dépassants que le regard ignore
Ensemble projetés vers d'autres lendemains
Dans cette gare hurlante où nos voix se sont tues
Savoir de quel tourment sans cesse retenues
Un geste de ta main : voilà cent sous mon gars !
Tu es là, comme hier, devant moi, la casquette
Sur ta tête frisée, offrant ta cigarette
Nos yeux cherchant nos yeux et ne les trouvant pas.
La recherche de ce père absent est une blessure qui ne se refermera pas
dans le cour de Charles-Alfred.
|
|