CHAPITRE 3 : Les Bénards
Prologue

Bénard vient de Bernard, et serait d'origine allemande, de Bern-hard, bern cas régime de ber-, ours et hard-, dur, fort. Littéralement : " ours fort ". L'ours est un des symboles de l'URSS.

La famille Bénard actuelle vient de la fusion de deux familles du même patronyme, probablement cousines, vivant à Sarcelles : François-Louis Bénard, d'un côté, né en 1750. Il épouse Marie-Marguerite Petibon et lui fait un fils : Pierre-Victor qu'on baptise le 24 Août 1773. Ce fils devient vigneron, épouse Geneviève Lacroix et lui fait trois enfants : Charles-Antoine, en 1788 , Cécile-Louise le 7 avril 1806, Charles-Victor en 1811.
Cécile épouse le menuisier Napoléon-Symphorien Gobert le 11 septembre 1826 et lui donne une fille, Anne-Marie, le 22 mai 1827.

C'est elle, Anne-Marie Gobert qui, épousant Victor-François Bénard le 13 février 1844, va faire fusionner les deux branches. En effet, Victor-François, né le 9 septembre 1822 est le fils de Etienne-Marie Bénard et Reine-Virginie Tilliet, respectivement Vigneron et dentellière à Sarcelles. Etienne-Marie étant fils de Etienne Bénard et Marie-Anne Deprez, tous deux de Sarcelles également.


Victor-François et Anne-Marie Bénard (née Gobert) ont un fils qu'ils appellent Louis-Emile. Il naît à Sarcelles le 25 juin 1846, dans la maison de son grand'père, le menuisier, qui habite 11 rue des Bauves.
Malheureusement, Victor-François meurt l'année suivante, le 3 septembre 1847, à l'âge de vingt cinq ans, inaugurant la longue série des pères manquants qui va marquer la famille. Anne-Marie est blanchisseuse et doit travailler durement. Elle suit son mari sept ans plus tard, le 27 novembre 1854, probablement victime de l'épidémie de Choléra qui sévit en France, laissant son fils de huit ans à ses parents, Napoléon-Symphorien et Cécile Gobert, celle-ci née Bénard (voir l'arbre plus haut ), qui sont journaliers. Il a 49 ans, elle 48.

Le père de Victor-François, Etienne- Marie, est âgé de 77 ans (il a été baptisé le 9 décembre 1782, à Sarcelles) Il est trop vieux pour s'occuper de son petit-fils.Celui-ci sera élevé par ses grands-parents maternels. Il ne sera donc pas menuisier.

LA SITUATION SOUS NAPOLÉON III
Il y a deux ans que le "Prince-Président" Louis-Napoléon est devenu Napoléon III. Il rêve du titre depuis 1836, à Strasbourg, et cherche à détrôner Louis-Philippe. Condamné à la détention perpétuelle, il est emmené à Ham d'où il s'enfuit pour Londres, en 1846. Il revient en France après la révolution de 1848, prend le pouvoir le 2 décembre 1851 et fait réprimer le soulèvement populaire qui se dessine à Paris. Un plébiscite ratifie son coup d'état et il peut enfin instituer son pouvoir absolu, jusqu'en 1870. Son empire est parsemé de guerres : la Crimée de 54 à 56, envoi de troupes en Chine de 57 à 60, la Cochinchine de 59 à 62, aide à l'Italie contre l'Autriche en 1859, prise de la Savoie et de Nice en 1860 ; mais aussi de réalisations importantes, notamment le réaménagement de la capitale, par les travaux du baron Haussman. Mais il encourage aussi l'agriculture, l'industrie et le commerce, ce qui lui vaut une certaine sympathie, y compris à "Cercelles"*. A cette époque Sarcelles est une véritable campagne. La production maraîchère est la principale ressource. On y trouve, par exemple, onze variétés de haricots (appelés pois à l'époque) et 13 variétés de poires.


La cueillette des petits pois à Sarcelles

Louis-Emile travaille comme journalier, avec ses grands-parents maternels. L'embauche (la louée) se fait au coup par coup, sur la place située face à l'entrée du boulevard, qui sera plus tard celui de la gare, et est signalée aux rouliers par 5 grands paniers d'osier accrochés en forme d'enseigne. La plupart des maraîchers sont regroupés dans le quartier des Grands Chaussy, c'est à dire rue du Chaussy, rue des Noyers, rue Parmentier, rue Montfleury.
Dès le mois de juin, on commence les récoltes. La production des pois est tellement abondante qu'il faut une main-d'ouvre en rapport : la population de Sarcelles passe de 2384 à 4800 âmes, mais les patrons cultivateurs préfèrent s'adresser aux Sarcellois : La famille Bénard, comme la famille Gobert, enfants du pays, sont connus : on vient les prévenir à domicile que la cueillette de telle ou telle pièce va se faire le lendemain. Il faut se lever tôt.
A 5 heures du matin, on arrive avec le pain et la boisson pour toute la journée. La brume touche presque la terre. Il fait encore très frais et les pois sont mouillés, qui frappent les jambes. Il faut attendre les premières lueurs du jour pour attaquer la traite verte. Très vite, les pois s'entassent dans les cageots. Commence alors la ronde des "vide paniers". Chaque tranche d'âge à sa spécification : les vieux sont assis et attendent les charretées de "cossats" que viendront déverser devant eux les hommes forts. Les jeunes charrient les paniers pleins jusqu'aux sacs, dont les tout petits assurent la garde. A onze heures, le soleil commence à brûler la terre, l'eau s'évapore et les sacs perdent du poids. On les couvre de "cossats" pour conserver la fraîcheur. Après le casse-croûte de midi, toujours agrémenté de cris, de blagues et farces vient la traversée du désert de l'après-midi. C'est seulement vers 17/18 heures que le patron arrive pour la pesée des sacs et la paye. Une fois la balance calée, c'est l'appel : de 150 à 200 kg par personne. Il arrive qu'un sac pèse trop lourd. Le doute s'installe, le patron vide les sacs : le tricheux y a mis des mottes de terre. Le patron gronde : " C'est pu la pein'de r'venir ! Et pas un rond pour c'sac'là ! ". Lorsque du haut du clocher tombent les premiers coups de l'Angélus, les heures de peine sont finies, mais il reste encore le chemin du retour chargé de fanes pour les lapins, d'un panier rempli de litres vides, de quelques poignées de pois glanées dans la journée, et d'une ou deux salades poussées dans les champs par erreur. (extraits de l'anecdotier Sarcellois, de Etienne Quentin)


La rue des Bauves

De retour au 11 rue des Bauves, Louis-Emile peut déposer son butin sur la table : les quelques pièces qu'il a chèrement conquises.
Louis-Emile est un jeune homme chaleureux, fier, ambitieux et passionné. Il est animé d'une vitalité incroyable et ne recule devant rien pour s'imposer. Il a un sens de l'organisation très développé, ce qui plaît beaucoup aux patrons qui l'engagent. Assez vite, il sait se rendre indispensable et de ce fait va grimper allègrement dans la hiérarchie des journaliers. Il a dix ans lorsque Napoléon-Symphorien Gobert, son grand-père maternel meurt, le 24 juin 1856, à l'âge de 51 ans. Louis-Emile devient le soutien de sa grand-mère Cécile. Il travaille dans diverses fermes, aide au tabac de la place du pont, et assiste son grand-père paternel Etienne-Marie qu'il aime beaucoup. En 1858, juste avant de s'éteindre, celui-ci le recommande comme commis chez un ami où il va être initié aux arcanes de la production destinée aux halles de Paris.


La ferme des Gillet, à Sarcelles.


La ferme du père Gillet est de construction classique, à la manière du 17e siècle ; un porche avec ses bornes de pierre protégeant les battants de porte des moyeux proéminents de lourds tombereaux, ouvrant sur une cour carrée avec des bâtiments sur trois côtés. La cour est pavée car il faut laver les légumes à grande eau. Les poireaux sont épluchés soigneusement, les céleris grattés, les salades et les choux-fleurs bien parés et rangés dans leur cadre. A cette époque le travail au champ garantit la qualité des légumes. Ils ont encore du goût. La scarole est liée à la paille afin de garder son cour bien blanc, les choux-fleurs sont bien couverts car un cour jauni par la lune ou avec des feuilles vertes dedans ne se serait jamais vendu sur les marchés.
Louis-Emile, avec son sens du concret et son charme, se révèle utile lorsqu'il accompagne le père Gillet à Paris pour ses transactions avec le grossiste des halles, qui habite la rue Jean-Jacques Rousseau, près de la bourse du commerce, au numéro 23. Le père Gillet et lui s'entendent bien. Louis-Emile l'amuse : il a des vues sur tout, fait montre de connaissances incroyables pour l'époque et le lieu, mais il faut dire que le jeune homme est d'une curiosité stupéfiante. Tout l'intéresse, tout le passionne. Peut-être "se croit-il" un peu... mais il est si jeune. En 1866, il a alors tout juste vingt ans, Louis-Emile fait la connaissance de Julie-Augustine Meslier, une couturière de deux ans sa cadette, qui, l'année suivante, le 3 juin 1867, devient sa femme. Dans la foulée, il leur naît une fille, Adèle, le 31 mai 1868 ; puis, le 18 mai 1870, un fils nommé Charles-Auguste. Le jeune couple n'est pas riche, c'est certain, mais il y a plus pauvre et l'ouvrage ne manque pas. Tout serait donc pour le mieux, mais voilà : le 19 juillet, l'empereur déclare inconsidérément la guerre à la Prusse. À peine le temps de mobiliser les troupes. Le despote se fait moucher à Sedan le 2 septembre par Bismarck, est emmené en captivité en Allemagne. Le quatre septembre, Gambetta proclame la déchéance de l'empereur et institue la république.


Le conseil des ministres du 4 septembre

Mais de quelle République s'agit-il ? Et que se passe-t-il réellement ? Il aurait fallu organiser des élections, mais à présent, l'avancée sur Paris de l'armée prussienne victorieuse est trop préoccupante. On remet à plus tard les élections, et par conséquent le gouvernement provisoire mis en place ce 4 septembre 1870 perd sa légitimité, puisqu'il n'est pas amené au pouvoir par un processus régulier. La menace prussienne est réelle : Strasbourg et Metz sont assiégées et l'armée allemande marche sur Paris. Bismarck croit la victoire acquise. Il le manifeste avec mépris. Le nouveau gouvernement, dit " de la défense Nationale", s'oppose à toute amputation du territoire (l'Allemagne réclame l'Alsace et la Lorraine), et par cela opte pour une guerre à outrance. Les dernières négociations, à Ferrières, échouent. Déjà on doit prendre des mesures pour résister au siège de Paris. Personne ne l'avait prévu. Il s'agit d'organiser en même temps la défense de la ville et son approvisionnement. Pris de panique, tous les villages de la périphérie se vident (20 000 personnes, environ). Les premiers Ulhans arrivent le 12 septembre à Domon. On compte 600 hommes et 600 chevaux. Le 17 septembre, le célèbre peintre Thomas Couture, qui réside alors à Villiers-le-Bel, dit dans une de ses lettres qu'il voit arriver trois cavaliers sur les hauteurs d'Ecouen. Le pillage de sa maison et de son atelier surviennent. Le peintre trouve refuge chez les religieuses d'Ecouen.

Sarcelles que les habitants ont désertée est aussitôt occupée par les Prussiens : les troupes logent dans les fermes, sur ordre de réquisition, et dans l'école des filles comme l'asile de la rue des Piliers où le mobilier est brûlé comme bois de chauffage. Dès le 10 septembre, les villageois, dont la famille Bénard, ont fui en hâte vers Paris où l'on peut se croire à l'abri à l'intérieur des 30 kilomètres de remparts qui ceinturent la capitale. Presque tout le village est sur la route : Louis-Emile a entassé leurs maigres biens dans la charrette à bras : le matelas de laine hérité du vieux Bénard, trois jambons, du pain, des pâtés de Pluviers (petits oiseaux délicieux), et quelques économies bien dissimulées. Ce n'est pas grand chose, mais c'est leur trésor. La petite Adèle, qui ne comprend rien à ce qui se passe sent pourtant que rien ne va plus, mais elle retient ses larmes, tandis que Julie serre Charles-Auguste contre son sein. Ils savent où ils vont. Leur correspondant des Halles peut les accueillir, avec les Gillet (dont les deux fils ont été tués par l'épidémie de choléra de 1832, à Sarcelles). Mais les Prussiens suivent : le 16 septembre, l'armée allemande est en vue, le 19, l'encerclement de Paris est achevé.

Le long siège commence pour les Parisiens et leurs hôtes. Le gouvernement provisoire n'a pas compris qu'il faut se transporter en province. Gambetta est le seul à y penser. Le 7 octobre, du haut de la colline de Montmartre, sur la place Saint Pierre, et devant une foule nombreuse, il part en ballon en direction de Tours. Pendant que Gambetta galvanise le moral des français et leur fait retrouver la confiance, Thiers se lance dans un voyage qui l'emmène à Londres, à St Petersbourg, à Vienne et Florence pour tenter de convaincre les souverains d'une médiation envers la France. Mais comme ils sont tous plus ou moins cousins de l'Empereur déchu, et, en tous cas, monarchistes, l'émissaire revient bredouille. Il se tourne alors vers Bismarck, qu'il rencontre à Versailles du 2 au 4 novembre. Mais rien n'y fait. Là dessus, Bazaine se trompe d'ambition et signe la capitulation de Metz, livrant ainsi à l'ennemi 170 000 hommes, 6 000 officiers et tout le matériel de guerre. Le 27 octobre, le drapeau allemand flotte sur Metz et le prince Frédéric-Charles de Prusse est libre d'envahir la France.

Le gouvernement resté à Paris a fort à faire. Il doit faire face au siège, bien entendu, mais aussi à l'opposition des partisans de Blanqui, des socialistes et des radicaux, tous écartés du gouvernement pendant la journée du 4 septembre. Il y a aussi la section parisienne de l'internationale et tous les ouvriers des faubourgs que le règne de Napoléon III a rendus exsangues, et qui, pour beaucoup, sont devenu anarchistes. En effet, l'inégalité est criante, surtout après les réformes d'Haussman, qui, pour avoir modernisé Paris, n'en a pas moins obligé la moitié de la population à se réfugier à la périphérie, les loyers étant devenus inabordables. Quelques fiefs demeurent, tel Montmartre ou Belleville ou encore les quartiers St Antoine, mais la misère y est grande. Les Parisiens ne comprennent pas qu'on ne tente pas une sortie pour forcer le siège. Après deux tentatives, une vers le Bourget, l'autre jusqu'au plateau de Champigny, qui échouent, il faut se rendre à l'évidence : la capitale est un piège sans issue.

L'hiver 1870-1871 est un des plus rigoureux qu'on ait connu. Les Parisiens et tous les réfugiés des banlieues sont privés de bois et de charbon. On grelotte sous un épais manteau de neige et de glace. Il n'y a plus de gaz et dès cinq heures, quand la nuit tombe, l'obscurité s'abat, profonde, sur la ville. La famine commence à se faire sentir. Aucun approvisionnement ne peut parvenir. Des queues interminables se forment devant les magasins d'alimentation. Le blé manque. Les boulangers vendent un pain noir visqueux, de composition inconnue. Il n'y a plus de viande. On se résigne à manger du cheval, puis du chien, du chat, enfin du rat. Les animaux du jardin des plantes sont sacrifiés : certains restaurants proposent du rôti de trompe d'éléphant ou du civet d'ours. Le 5 janvier, les canons prussiens ouvrent le feu sur Paris, touchant la rive gauche. Le 19 janvier, le général Trochu tente une sortie vers Buzenval avec 100 000 hommes. Echec retentissant. La capitulation parait être la seule solution. Le 18 janvier, dans la galerie des glaces de Versailles, Guillaume 1er est proclamé Empereur d'Allemagne, réalisant ainsi l'unité de l'Allemagne du nord et du sud. Le 23, Ju&les Favre entame les négociations avec Bismarck. Celui-ci accorde un Armistice de trois semaines afin qu'on procède à l'élection d'une assemblée nationale. Elle a lieu le 8 février et se prononce pour la paix, c'est à dire la capitulation. Cette capitulation s'accompagne de sanctions : la cession de l'Alsace et du nord de la Lorraine, le versement en trois ans d'une indemnité de 5 milliards de francs et le retrait des troupes françaises au sud de la Loire. Le 2 mars, les Allemands entrent dans Paris, se contentent de défiler sur les Champs Elysées, puis repartent. La guerre est terminée.

La commune commence.