CHAPITRE 3 : Les Bénards
Prologue

On l'a vu, l'essor économique de la France sous le second Empire a eu le monde ouvrier pour première victime, dont la paupérisation augmentait au même rythme que son importance numérique. Les problèmes de la classe ouvrière se posaient d'une manière particulièrement critique à Paris puisque l'urbanisation de monsieur Haussman a repoussé les masses populaires dans la périphérie. Paris est alors entouré d'une "ceinture rouge" que la bourgeoisie du centre craint de voir descendre un jour de Belleville, Menilmuche, Montmartre ou Pantin. Le siège de l'hiver 70-71 a particulièrement éprouvé cette population. La faim, le froid, la maladie a épuisé les déshérités qui ne peuvent même pas recourir au marché noir. La plupart des ouvriers et artisans est sans travail du fait du siège et la seule rentrée d'argent est la solde journalière de 1,50F que touche le père s'il est garde national. Cette population devenue inactive, exaspérée par les privations, est très sensible aux maladresses commises par les chefs militaires de la capitale et le défilé des Prussiens sur les Champs Elysées.


Fin du siège de Paris

Et puis, comment pardonner à Thiers, qui vient d'accepter les conditions draconiennes des vainqueurs, cette insulte à leur héroïque résistance ? De la déception naît la colère. Celle-ci va être portée à son comble par une autre maladresse de Thiers. Les Parisiens détestent autant l'attitude de la nouvelle assemblée que la capitulation. Déjà humiliés par le départ du gouvernement, ils ne ressentent que de la suspicion envers les notables monarchistes et les "ruraux" élus en février. Ceux-ci, d'ailleurs, le leur rendent bien. Lors de l'assemblée du 10 mars, ils suppriment la solde des gardes nationaux, privant la plupart des ouvriers de leur seul moyen de subsistance. De plus, ils lèvent le moratoire, ce qui fait que les dettes, les loyers et les échéances sont exigibles dès avril.


Les canons de la butte Montmartre

Les gardes nationaux, outre leurs fusils, ont conservé plus de 200 canons qu'ils ont mis à l'abri, à l'arrivée des prussiens, à Montmartre, place des Vosges, au Luxembourg et à Belleville. Thiers, revenu dans la capitale le 15 mars, décide de reprendre les canons, sans se soucier du fait que les Parisiens les considèrent comme leur propriété personnelle, étant donné qu'ils les ont payés. Lorsque les soldats viennent pour reprendre les canons, ils sont entourés par les gardes nationaux, des femmes et des enfants qui les invitent à fraterniser avec eux. Après quelques minutes, les soldats lèvent leur fusil et refusent d'obéir à leurs chefs, qui leur ordonnent d'ouvrir le feu. Les généraux Lecomte et Thomas, qui sont chargés de l'opération, sont arrêtés par leurs hommes et exécutés sommairement malgré l'intervention du maire du 18e arrondissement : Georges Clémenceau.


Georges Clémenceau à l'époque de la Commune

Rue Jean-Jacques Rousseau, on campe comme on peut. On survit de troc et de services rendus. Louis-Emile, qui a 24 ans, s'est lié d'amitié avec le mari d'une des filles de leur hôte, François Berthelot, qui est un peu plus âgé que lui. Celui-ci est très actif dans la révolte et lui explique la situation : il est temps de rétablir la République confisquée par la bourgeoisie, détournée par Napoléon Bonaparte et sa suite. Malgré les privations, mais avec l'espoir de voir revenir le printemps, les deux hommes remontent fréquemment la rue Montmartre jusqu'à la rue des Martyrs en discutant avec passion, jusqu'au fief de François situé derrière la barrière du chemin de Montmatre. (La place Pigalle actuelle)


La barrière des Martyrs ou du chemin de Montmartre.

Le maître à penser de François est un certain Etienne Cabet, né à Dijon le 2 janvier 1788, mort à Saint Louis du Missouri en 1856. Procureur général en Corse, révoqué en 1834 à cause de ses idées républicaines, il publie des attaques violentes contre Thiers et Guizot dans le journal Le Populaire. Contraint à s'expatrier cinq ans en Angleterre, il revient imprégné des idées de Robert Owen : le suffrage universel, le partage du pays en circonscriptions électorales égales, élections législatives annuelles, indemnités aux députés, scrutin secret, éligibilité des non-propriétaires (ce qui revient à faire entrer les ouvriers au gouvernement !). L'homme, très en vogue chez les intellectuels qu'on qualifierait aujourd'hui "de gauche", est le Grand-père spirituel du communisme. Un communisme à tendance spiritualiste qui a tout de suite plus de succès auprès du public que la doctrine matérialiste. En 1840, il publie son chef d'ouvre : voyage en Icarie, dans lequel il expose ses théories suivant la devise "De chacun selon ses forces à chacun selon ses moyens". Décidé à mettre sa théorie en pratique, il part fonder une communauté Icarienne aux Etats-Unis en 1848 (Karl Marx, né en 1818 va écrire son manifeste cette même année).

Louis-Emile, sur les conseils de son ami, a lu la belle utopie et leurs discutions sont interminables. Selon François, tout commence avec la Révolution de 1789, c'est vrai, mais le beau mouvement a été entièrement détourné par la bourgeoisie montante et le peuple trompé, une fois de plus, se retrouve dans la même situation. Il faut tout refaire. Louis-Emile acquiesse. Il n'est pas totalement convaincu, mais tout ce qu'il a vu, entendu et compris de la condition ouvrière le révolte. Il y a en lui un très réel sentiment de fraternité avec ceux qui peinent, avec ceux qu'on exploite, qu'on méprise. Il sent qu'il est profondément déraciné, aux prises avec un "spleen" trop grand pour lui. Son père lui manque, son passé lui manque, la vie lui manque. Et à sa solitude interne répond cette masse espérante, ce mouvement magnifique des Communards. Ils ne céderont pas devant le pouvoir bourgeois de Monsieur Thiers !

Dans la soirée du 18 mars, après l'échec des canons de Montmartre, Thiers et ses ministres se replient à Versailles. Ils pensent abandonner Paris pour pouvoir ensuite mieux écraser les insurgés, comme en 1848. La capitale est donc laissée à la garde nationale et le comité central s'installe à l'Hôtel de Ville, le 19 mars, et annonce des élections pour doter Paris d'un conseil de la Commune. Aucune entente n'est possible avec Thiers, malgré les interventions de Clémenceau.
Des affiches apparaissent sur les murs de Paris pour expliquer que le comité central des gardes nationaux ne se considère pas comme un gouvernement, mais comme une "association d'inconnus" qui veut remplacer les dirigeants actuels par une "commune" nommée par le peuple. Les élections ont lieu le 26 mars. Sur les 470 000 électeurs que compte Paris, seuls 230 000 votent. Les bourgeois ont fui et il y a beaucoup d'abstentions. Mais pour la première fois au monde la classe ouvrière est représentée dans une assemblée élue. La Commune est proclamée le 28 mars. Dans ses rangs, on peut remarquer le peintre Gustave Courbet et le poète Jean-Baptiste Clément, qui écrira "le temps des cerises", pour marquer, plus tard, le massacre. Cette Commune commence par édicter une série de mesure d'urgence pour remédier à la situation précaire de nombreux parisiens : elle rétablit le moratoire, annule les quittances, supprime les amendes patronales et les retenues sur salaire. Le mont-de-piété doit rendre les biens déposés en gage. Les ouvriers sont chargés de gérer leurs ateliers, une bourse du travail remplace les bureaux de placement. Le travail de nuit des ouvriers boulangers est aboli et le principe de la journée de dix heures est adopté. On déclare la séparation de l'église et de l'état, on abolit la distinction entre épouses légitimes et concubines. On élabore le projet d'un enseignement laïc, obligatoire et gratuit.


Mais le rêve prend bientôt fin. Thiers, réfugié à Versailles avec son gouvernement, annonce à l'assemblée nationale qu'il est en train de constituer "la plus belle armée" que la France ait jamais eue. Il demande à Bismarck la libération anticipée de 60 000 soldats prisonniers dans les camps allemands et Mac-Mahon peut ainsi réunir pendant le mois d'avril 130 000 hommes dans le camp de Satory. Face à cela, les fédérés, les "communards", disposent en principe de 200 000 hommes, mais il n'en vient que 30 000, effectivement sous les armes. A la première attaque, le 2 avril, à Courbevoie et à puteaux, les versaillais déclenchent la guerre civile. Les fédérés sont contraints de reculer.
Le siège de Paris recommence, mais cette fois sous le regard intrigué des Prussiens, toujours présents dans les forts de l'est et du nord. Les jours suivants, ils tentent une marche vers Versailles par Meudon, Rueil et Malmaison. Inférieurs en nombre, ils sont refoulés. Flourens et Duval sont faits prisonniers et exécutés sur place. Flourens décapité par un gendarme, Duva

l fusillé dans un fossé. Le 8 mai, Thiers lance un ultimatum aux parisiens. Ceux-ci refusent de cèder. Le lendemain, les versaillais occupent le fort d'Issy.
Pendant un mois, ce "mois des cerises", les combats se multiplient.

Le 21 mai, les 130 000 versaillais qui encerclent la capitale pénètrent presque clandestinement dans Paris, par la porte Saint Cloud, qui n'est pas gardée, tandis que les Parisiens assistent à un concert donné au bénéfice des veuves et des orphelins. C'est le massacre. Le 22 mai, les versaillais occupent les gares des Batignolles et Saint Lazare. Ils exécutent sommairement tous les communards qu'ils trouvent, selon les ordres qu'ils ont reçus. Le 24, alors que les versaillais, par un mouvement tournant, s'emparent de Montmartre, puis de l'hôtel-de-ville, les fédérés utilisent les réserves de pétrole de la ville pour incendier, par désespoir, les monuments publics.

Des brasiers s'élèvent sur les deux rives : le palais des tuileries, la cour des comptes, le conseil d'état, le ministère des finances, l'hôtel-de-ville. Les rues de Rivoli, de Lille et du Bac disparaissent sous les flammes. Un hasard miraculeux sauve Notre-Dame et la Sainte Chapelle. De part et d'autre, les atrocités se multiplient. Dès qu'une barrière tombe, les versaillais exécutent indistinctement hommes, femmes et enfants. Quiconque est pris est tué. Le 23 mai, le quartier des Batignolles est encerclé et succombe. On se bat rue Beudant, rue des Dames, rue la Condamine, rue Legendre et à La Fourche, sous le commandement de Benoit Malon et Jaclard. Les survivants de la barricade sont amenés au square des Batignolles où ils sont fusillés. La fosse commune est à l'emplacement du kiosque à musique. Le 25 mai, l'armée versaillaise détient toute la rive gauche et, le 26, concentre ses efforts sur la Bastille, pour remonter vers Belleville, là où se sont réfugiés les fédérés.
Les derniers combats ont lieu les 27 et 28 mai autour du Père-Lachaise. Les fédérés pris par les versaillais sont fusillés le long du mur du cimetière. Pendant ce mois de mai 1871, plus de 32 000 parisiens trouvent la mort. La responsabilité des tueries incombe clairement aux trois généraux commandants l'armée versaillaise. Thiers les ayant entièrement couverts. Il est prouvé depuis que le massacre a procédé de manière systématique et calculée. Les exécutions sommaires commencent dès le 22 mai alors que les troupes ne rencontrent aucune résistance. Elles sont très tôt massives. Elles sont l'ouvre de corps spéciaux de gendarmes et de soldats qui, les troupes combattantes passées, ratissent les quartiers, arrêtent au moindre soupçon et déciment. Il faut admettre l'hypothèse, dit Jacques Rougerie, que les officiers avaient des ordres.

François Berthelot est arrêté le 21 mai. Incarcéré à Saint Cloud, il passe en Conseil de Guerre en février 1872 et est condamné à la déportation en Nouvelle Calédonie. * Louis-Emile, que son ami a protégé, a réussi à se sauver. Il est retourné rue Jean-Jacques Rousseau où il se cache. Le 28 mai, à quatorze heures, la dernière barricade est enlevée rue Ramponneau. Dans les jours qui suivent, on se terre. On continue de juger les hommes, les femmes et même les enfants, ramassés dans les rafles ou dénoncés. (On compte plus de 330 000 dénonciations !) 40 000 personnes sont ainsi arrêtées, dont 1858 femmes et 651 enfants qu'on entasse dans des camps, en attendant d'être condamnés à mort (270) ou déportés en Nouvelle Calédonie
(7 500).
Heureusement, les bourgeois sachant la commune écrasée commencent à revenir, ce qui crée une diversion. Puis la dette - plutôt la rançon - due à l'Allemagne commence à être couverte et en juillet, on peut regagner Sarcelles.