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Charles-Auguste Bénard né le 18 mai 1870, au petit matin, rue des Bauves à Sarcelles,
est un enfant timide et réservé. Louis-Émile a conçu
le rêve secret de le voir reprendre la menuiserie interompue par la mort
de son père.
L'enfant accepte volontiers ce projet. Les outils de Victor-François sont
toujours là, ainsi que son établi, fabriqué de ses mains. Il en prend
possession peu à peu, puis, étant trop âgé pour aller à l'école devenue
obligatoire en 1882, on le place en apprentissage.

En
1885, sur les conseils d'Henri Canseliet, maçon qui habite 8 rue du Chaussy,
il devient compagnon du tour de France, grâce à quoi il apprend à lire
et à écrire par ses propres moyens. Cependant, un écart se creuse secrètement
entre le père et le fils. Louis-Émile n'ayant pas connu son père ne sait
pas comment se comporter. De plus, avec le temps et une certaine amertume,
il perd cette grâce volubile qui faisait son charme pour laisser paraître
un manque d'imagination poussé par un souci de sécurité qui tourne à l'obsession.
Il veut tout contrôler, n'accepte plus aucune dérogation et, pour tout
dire, devient plutôt tyrannique, figé sur ce qu'il a appris et dont il
ne démord plus.
Heureusement, son fils n'est pas porté sur l'affrontement,
mais plutôt sur la résistance et fait montre d'une certaine plasticité.
En réalité, Charles-Auguste est un doux. Son caractère est tour à tour
gai et triste. Gai jusqu'à l'ivresse. Triste jusqu'à la mélancolie. Lorsque
tout va bien, il est calme, voire placide, opiniâtre, réfractaire, fidèle
à sa ligne de conduite. A ce moment-là, il respire la santé et la joie
de vivre, l'amour des femmes, des plaisirs et des bonnes choses. C'est
un champêtre, un travailleur, un épicurien et un septique. Il a besoin
d'être utile et productif. Pour lui, tout doit servir, ne serait-ce que
pour rendre la vie plus agréable. Par contre, lorsque ce bel ordre est
dérangé, il y a comme un effondrement intérieur qui peut submerger sa
raison : si le doute s'insinue, il se propage partout et bloque la machinerie.
Il peut alors devenir obtus, fermé comme un caillou, entièrement centré
sur lui-même. Puis il entre dans le silence, ne grognant que des monosyllabes
et son visage devient absolument inexpressif. Cette phase est très impressionnante.
Elle marquera beaucoup son fils Robert.
Sa
sour Adèle, de deux ans son aînée, se marie le 28 août 1886 avec un parisien
d'origine alsacienne nommé Camille Bauer. Adèle est très différente de
Charles-Auguste comme caractère, mais elle partage avec lui le rêve de
Louis-Emile d'une ascension sociale possible grâce à un comportement impeccable.
Et il est vrai que dans une époque où l'on ne trouve que très peu de commodités,
où l'hygiène est une notion quasi inconnue, les deux enfants de Louis-Emile
font figure d'exemple par leur éducation et leur tenue. Cela donne à Adèle
un petit air guindé qui, heureusement, ne correspond pas à sa vraie nature.
Adèle est une jeune femme vive, remuante et curieuse de tout. Plutôt bavarde,
elle possède un humour assez proche du sarcasme, mais plein de fantaisie.
Elle ne se prend jamais au sérieux, et joue sans cesse entre son aspect
un peu raide et son besoin de plaisanter, ce qui la rend "pince sans rire"
et souvent irrésistible, une fois qu'on la connaît. De fait, c'est une
originale, pleine d'esprit imaginatif, dotée d'une grande ouverture d'esprit.
Son seul défaut est l'indécision.
Camille,
le jeune marié, est un charmeur. Un peu "dragueur", mais sur le ton plaisant,
il sait faire l'oil de velours, ce qui amuse beaucoup Adèle. Elle le sarcasme
souvent à ce sujet, mais ne sait pas lui résister. C'est un pacifiste.
Il est très sociable, et cela lui complique parfois la vie, mais il sait
éviter les importuns tout en restant dans le ton. Il se révèle assez sélectif
à l'usage, mais tout cela est fait en douceur, dans le cadre de la bienséance.
Adèle et Camille forment un couple très amusant sous des aspects un peu
conventionnels. Ils iront vivre à Paris et auront une fille : Lucienne,
qui naîtra le jeudi 31 mars 1887, à Paris, tôt le matin. Mais pour le
moment, Charles-Auguste revient à la maison après son périple autour de
la France, en mars 1888, magnifiquement vêtu d'un costume à pans flottants,
comme c'est la mode, sa chemise ornée d'une superbe cravate Lavalière.
On dirait un prince russe, avec ses pommettes hautes et son oil rieur,
à la paupière très plissée. Il a fière allure. Louis Emile le contemple
avec orgueil : celui-ci est en train de réussir le rêve familial. L'atelier
du rez-de-chaussée peut ouvrir.

Charles-Auguste devant la maison de la rue des Bauves
En partie grâce à Henri Canseliet, son parrain de compagnonnage,
les commandes affluent. C'est le succès. Il faut dire que depuis onze
ans, la ligne de chemin de fer qui va au Tréport est terminée et que cela
draine quelques industries supplémentaires. On découvre que Paris n'est
pas si loin, et Sarcelles non plus !
Au
début de l'année 1889, Charles-Auguste rencontre Alexandrine Anselme,
d'un an plus jeune que lui. (Elle est née en 1871).

Alexandrine Anselme avec les enfants des voisins
La
jeune femme est ravissante, très fine, brune et souple. Il en tombe fou
amoureux. Elle aussi : il y a quelque chose d'irrésistible, en lui. Il
lui faut prouver qu'il vaut la peine d'être aimé. Il tranche totalement
sur les hommes de son âge, plutôt sûrs d'eux et dominateurs. Il
a comme un sentiment de ne pas être aimé ou désiré. Il ne s'impose jamais,
craint toujours d'être importun. Et puis, il y a cette manière qui n'appartient
qu'à lui d'être au comble de la tristesse en plein bonheur. Charles-Auguste
a incontestablement du mystère. On dirait que sous la façade calme et
passionnée de son sourire, il y a tout un monde inconnu où se cache une
blessure intense, inguérissable. Il paraît venir d'un autre monde.
Ils se marient en 1889, à Sarcelles et se lancent dans une passion amoureuse
qui leur laisse peu de répit. Mais voilà, et ce doit être le destin qui
commence, La belle Alexandrine lui est arrachée en 1892. Elle meurt à
21 ans, sans avoir donné la vie.

Sous le choc, en une nuit, Charles-Auguste perd ses cheveux.
Très ébranlé, figé dans le mutisme pendant des semaines,
il finit par reprendre son travail. Puis, lentement, la machine repart.
L'homme est de la nature du résistant. Il "colle à l'obstacle", et s'il
n'est pas ce qu'on peut appeler un "rapide", c'est un tenace. Il trouve
la consolation dans son livre préféré, offert par son père pour ses quatorze
ans : " Les Misérables ", de Victor Hugo. Il y entend l'écho des
événements de la Commune que ses parents ont vécu, mais il l'alterne volontiers
avec "Notre-Dame de Paris", offert par son parrain - compagnon, pour une
lecture qu'il veut de plus en plus profonde. En effet, on lui a expliqué
qu'Esmeralda, l'héroïne, représente l'émeraude alchimique, la fameuse
Pierre Philosophale que chacun convoite, mais qui n'appartient à personne.
Au
printemps, il rencontre Reine Matigot, une ravissante blanchisseuse, née
le 19 décembre 1873, avec laquelle il se marie le premier juillet 1893.
Dans la foulée, il leur naît un fils, Robert-Henri, le 19 mars 1894. L'année
suivante, Louis-Emile, son père, décède le 10 juin 1895 à l'âge de 51
ans, d'une crise cardiaque. Charles-Auguste, âgé de vingt cinq ans, se
retrouve héritier de l'atelier et de la maison de la rue des Bauves, où
il continue de vivre avec sa mère et sa femme, qui accouche, le 4 août
1895, d'un second fils : Marius. Il semble qu'il y ait quelques années
de répit, pendant lesquelles arrive Solange-Esmeralda, ainsi nommée pour
saluer Victor Hugo, le 14 avril 1899, puis Charlus le 14 octobre 1900,
enfin le petit Emile, qui vient au monde le premier avril 1903. Mais le
destin s'acharne : l'enfant meurt aussitôt, et emporte sa mère le 25 du
même mois. Il semble que ce soit de la "fièvre purpurale", en réalité
de manque d'hygiène. Elle a 30 ans.
  
Robert, Marius et Solange-Esmeralda
Charles-Auguste est hébété de chagrin et profondément meurtri par la répétition.
Mais sans que cela n'enlève rien à sa douleur, les enfants sont là, qu'il
faut protéger et soutenir. (Charlus est âgé de trois ans, Solange de quatre,
Marius huit, Robert neuf) Aidé de sa mère, la vaillante Julie, il fait
front.
Heureusement, l'ouvrage ne manque pas. La cour du 11
rue des Bauves devient une extension de l'atelier. On y rabote, on y scie,
on fabrique portes et fenêtres, des petits meubles. Parfois, Charles-Auguste
va aider son concurrent et ami Auliar, mais le contraire est vrai aussi.
Il y a de l'ouvrage pour tout le monde et tout le monde se connaît.
  
Charles-Auguste dans la cour de la rue des Bauves
Une brave fille apparaît dans le paysage en 1907 : Marie-Théodosie Mansart,
qui sera vite appelée "Man-Marie" par les enfants.

Née le 11 janvier 1883, elle est brune, maternelle et généreuse. Enfant de
la misère, elle ne demande rien que d'être utile. Peut-être y a-t-il une
certaine raideur et une attitude un peu gauche, mais elle se plaît à soulever
des montagnes parce qu'elle y croit, ne craint pas le travail et est parfaitement
capable d'abnégation. Elle va se révéler très efficace dans les luttes
et les travaux de longue haleine. Elle abat un travail incroyable. Elle
en est presque dangereuse par son endurance, car lorsqu'elle a décidé
quelque chose, elle y parvient quasiment toujours. De plus, elle sait
rire d'elle-même. C'est exactement ce qu'il faut à Charles-Auguste. Il
a tellement besoin d'être rassuré. Il a trente et un an, elle en a 24.
Ils se marient le neuf décembre 1907 et le quinze, elle est enceinte.

Charles-Auguste, sa mère Julie et sa soeur Adèle
Charles-Auguste n'est pourtant pas au bout de ses peines
: quelques jours avant la naissance de sa fille, sa mère Julie meurt,
le 9 septembre 1908, à l'âge de soixante ans. La brave couturière est
pleurée par tous dans le village. Robert-Henri, âgé de quatorze ans adore
sa grand-mère. On sait déjà qu'il suivra les traces de son père. Il veut
être menuisier. Le 15 septembre 1908, "Man-Marie" donne naissance à Simone-Julia,
drôle de bébé aux cheveux crépus et à la grosse bouche. On est sûr, avec
elle, d'une influence négroïde dans la famille. Cela ne déplaît à personne,
au contraire, mais intrigue beaucoup : Robert-Henri, tout comme Marius
(qui ne sont pas de la même mère que Simone), est affublé d'une coiffure
crépue incoiffable qu'il va léguer à ses enfants. Cela vient donc de la
ligne paternelle.
C'est
alors que Charles-Auguste surprend tout le monde, en renonçant brusquement
à la menuiserie.
Il faut une petite explication. Le métier de menuisier-ébéniste,
on s'en souvient, faisait partie du projet de son père. Ce projet visait
à reprendre la continuité rompue par le décès, à vingt-cinq ans, de son
propre père, Victor-François Bénard, qui avait lui-même suivi le rêve
de son père Pierre-Victor, né le 24 août 1773. Charles-Auguste l'a porté
volontiers, mais ce n'était ni son projet ni sa nature. Personne ne peut
se targuer de connaître la vraie nature de Charles-Auguste, mais une chose
est certaine, il rêve d'autre chose, d'une liberté intérieure plus grande.
Il est fondamentalement sociable, communicatif, disponible et sans restriction.
Il veut vivre, voir le temps passer, pouvoir lire, s'informer, avec la
possibilité de développer sa philosophie. A présent que sa mère est morte,
il pense que c'est le moment de tout modifier. Il annonce la nouvelle
à Marie : il va vendre la maison de la rue des Bauves, atelier compris,
à M. Bodillon qui est locataire d'une chambre, et voudrait acheter un
hotel-restaurant 156 rue du Landy, à Saint-Denis. La jeune femme n'a rien contre.
La maison de la rue des Bauves n'est pas un palace. Elle n'a
qu'un étage au-dessus de l'atelier, les pièces sont minuscules et sans
aucun confort. Il y a eu jusqu'à 7 locataires vivant là !
Ils vont visiter
l'hôtel :

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