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Ada
à peine née, Teresa se trouve de nouveau enceinte. Comme
à Molazzane la situation se dégrade avec les frères
de Giuseppe, la jeune femme trouve un emploi de nourrice chez un notable
de la ville. Marie naît en 1897 et est aussitôt élevée par sa
grand-mère. Entre les deux êtres, l'affection est immédiate
et l'on peut dire que l'enfance de Marie est heureuse. Il faut dire
que sa nature franche et gaie est tout à fait à l'aise dans ces collines
chaudes caressées, hiver comme été, par le soleil de Toscane. Elle
remarque à peine le départ de ses parents (élle n'a
que trois ans). Aussi, quand Pepino revient la chercher en 1912 (elle
a 15 ans), elle le reconnait à peine, refuse de l'accompagner,
s'enfuit , se cache, puis finit, au désespoir, par le suivre.

En
treize ans, les trains n'ont pas beaucoup évolués (même dans les années
cinquante, la ligne Florence-Turin est une expédition) Le voyage s'éternise
et Marie n'arrète pas de pleurer. Pepino ne sait que dire. Il lui
chante des chansons, plaisante et lui explique qu'elle lui manquait
et que ses soeurs la réclament. Mais rien n'y fait. La pauvre
se trouve d'un coup déplantée, arrachée á une grand-mère qu'elle considère
comme sa mère, jetée dans un monde inconnu qui ne lui convient
pas et va bientôt être confrontée à une mère qui ne l'aime
pas, la jugeant frustre et paysanne. Cela est probable, puisque élevée
dans la montagne. Peu soigneuse, ayant été habituée à courir pieds
nus, elle ne s'habituera pratiquement jamais aux chaussures. (On l'appellera
"a savatine")

L'ambiance
entre les soeurs n'est pas souvent au beau fixe. En tous cas avec
Ada qui, de loin est la plus "parisienne". Lorsque Marie arrive à
St Denis, Ada a 16 ans, Agnès 13, et Juliette 3. La différence entre
les deux soeurs aînées n'est pas que d'un an, mais de deux mondes
: une qui traine la savate pendant que l'autre collectionne les escarpins.
Heureusement, Giusepe la préfère effectivement et la défend souvent.
Marie est une bonne fille, empreinte d'une philosophie très
particulière, faite d'humour et de fatalisme. Elle finit par
accepter son sort, demeure chez ses parents pendant deux ans, s'occupe
de Juliette, la dernière-née, pendant que Teresa gagne le vin quotidien
de son mari, puis la guerre arrive et on la place, sur les conseils
du cafetier de l'immeuble voisin (Eugène Picard, qu'on retrouvera
plus tard) comme serveuse dans un restaurant situé près des abattoirs
de la Villette, au coin de la rue Eugène Jumin.
Les quatre ans de guerre se passent. Marie traîne sa savate pour servir
les quelques bouchers qui demeurent aux abattoirs. Aussitôt la guerre
terminée, les survivants rentrent et parmi eux, un beau moustachu
qu'elle trouve délicieux.

Il
s'appelle André Genthner, de retour de Bulgarie (ou il a attrapé le
Palu) vient de trouver du travail aux abattoirs et habite juste à
côté, chez ses parents, 12 rue Eugène Jumin. Son père, Charles Genthner
est avocat à la cour d'appel et habite un appartement immense croulant
sous la poussière, aux meubles de prix à moitié pourris, issus de
la splendeur passée de l'ancètre Commandeur de la Maison d'Autriche,
où chacun vit là sans se soucier de l'autre. Le père mange debout,
dans un coin, son assiette à la main, faisant ses propres courses,
la mère ne quitte pratiquement pas sa chambre, il y a même des souris
dans les rideaux, superbement ignorées par les deux chiens qui vivent
là. Marie, quoique peu soigneuse, on le sait, est étonnée.
Mais ils s'aiment, se fréquentent et s'apprécient. André raconte qu'il
ne reste rien de la fortune des Genthner. Il est obligé de travailler
comme livreur aux jambons français, à Pantin. Pourtant, le grand-père
était bel et bien Ambassadeur de la Maison d'Autriche à Parme. Tout
à été ratissé, autant par l'avocat que par son épouse et ses deux
filles ; Isabelle et Louise. La chute de la Maison Genthner, en quelque
sorte !
Ils
se marient au printemps 1920 et le lendemain, Marie dresse une superbe
table, à la surprise générale et oblige son monde à déjeuner assis.
Le père s'en amuse, puis la mère. A la fin du déjeuner, tous tendent
leur assiette vers les chiens, qui les nettoient d'une langue vorace
mais appliquée. Une fois l'affaire faite la mère repose le tout sur
la table et dit : "Vous pouvez ranger les assiettes, ma petite, elles
sont propres." Tête de Marie. La mère explique : " Les chiens sont
très sains, vous savez. Leur salive contient un antiseptique, demandez
à mon mari."
La jeune femme est relativement bien acceptée par sa belle-famille.
Charles Genthner dit d'elle, avec un air entendu : " C'est une brave
fille". Pour lui, cela signifie probablement qu'il la trouve berlotte.
Mais c'est vrai qu'elle est brave, quoique traînant la savate. Son
naturel est gai, pas compliqué : quand quelque chose doit être fait,
et qu'elle peut le faire, elle le fait. Elle ne rechigne à rien et
sert de bonne à tout le monde. Y compris ses belles-soeurs, Isabelle
et Louise. La première est une aventurière-exploratrice qui reviendra
une année avec un singe, et qui mourra d'un coup de couteau ; la seconde,
Louise, maîtresse de Paul Colin (affichiste très en vogue), est mannequin
chez Chanel.
On
imagine le choc des mondes!
Mais Marie traverse tout cela avec candeur et donne naissance, le
30 octobre 1921, à une fille : Odette, dont son grand-père dira
: " elle n'est pas trop bête. Elle serait même intelligente... mais
Dieu qu'elle est laide" ; puis à deux garçons : Pierre en 1925 et Jean dix ans plus
tard.
 
Odette, Pierre et jean
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