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Ada,
l'aînée des filles Pellegrini, arrivée en France au début du siècle
avec ses parents, est la plus Élégante des quatre soeurs.
Elle a six ans lorsque la famille s'installe à; St Denis, 309 avenue
du Président Wilson. Elle a hérité
eeé de sa mère une tenue impeccable et
de son père, une gaieté qui fera, tout au long de sa vie, une de ses
charmes majeurs. Grande, brune, danseuse née, championne de la valse
musette, elle est d'un modernisme étonnant : elle s'estime libre et
n'attend certes pas le mariage... pour profiter de la vie. Sans doute
a-t-elle aussi une ambition secrète d'une vie aisée, facile et tourbillonnante.

Elle
a dix-huit ans lorsque la guerre 14-18 éclate. Dans la fureur qui se
prépare, on oublie qu'elle accouche d'un garÇon de père inconnu, qui
mourra quelques mois plus tard de ce qu'on appelle alors : "la diarrhée
verte". Aussitôt après la guerre, à la Butte Pinson à Pierrefitte, elle
rencontre Celestin Rebeccki. Celestin est un grand balaise dans le style
de son époque. L'oeil noir, l'épaule importante, il joue de l'accordéon
dans l'orchestre du Bal des Oiseaux, danse à la perfection et est, lui
aussi, d'origine italienne. Sa mère est gardienne dans les propriétés
du gaz de France, vaste terrain vague près du canal, a Saint Denis.
L'homme n'est pas d'une beauté frappante, mais il a de bons arguments
physiques. Et surtout, il est fou amoureux de la jeune femme. Le jaloux
la veut pour lui seul. Après moulte résistance, elle cède.
Ils se marient au printemps 1919.

Celestin,
blessé pendant la guerre, (un éclat d'obus dans la poitrine), n'est
pas pire qu'un autre. Qu'un autre Italien s'entend. Il se fait servir,
exige d'être considéré en maître, ne supporte pas qu'on discute ses
ordres et lit son journal à table. La chose n'est pas du tout du goût
de la belle Ada qui ne dit rien mais va saisir les compensations qu'elle
trouve. Et d'ailleurs, lorsqu'elle peut contempler sa collection de
chaussures (elle en a bientôt une centaine) ou lorsqu'elle essaie les
tenues les plus extravagantes elle se sent déjà mieux. Personne
n'est parfait, se dit-elle avec un sourire... et moi non plus ! Elle
aura aussi un magnifique capitaine de Gendarmerie, très discret, en
récompense.

Celestin
vend des parfums, des savons et des produits de demi-luxe sur les marchés
de Seine et Oise et se pavane volontiers au volant de grosses voitures.
Celestin est "m'as-tu-vu" et très nouveau riche. Il ne peut faire illusion,
mais il est affable et a tout de même son succès sur les marchés environnants.
Ils habitent d'abord rue Fraisier, non loin de chez sa soeur Agnès,
ensuite rue du pont de Soissons, (dont on reparlera souvent), puis un
pavillon de meulière charmant, situé dans une ruelle donnant sur la
route de Chantilly à Villiers-le-Bel, la ruelle Dordet.
Au
début, Ada accompagne son époux sur les marchés, ce qui est une bonne
idée commerciale : son charme opère et il est rentable. Mais les jours
de marchés ne remplissent pas la semaine. Il y a un manque à gagner
et comme Celestin est assez pingre, il se laisse convaincre d'ouvrir
une petite boutique pour sa femme aux halles Diderot, à Paris.

La
maison du carrefour de l'espérance, (dont on reparlera abondamment)
à ce moment-là, appartient à Baptiste, un marchand de moutons de trente
sept ans, aux épaules solides et a la cuisse lourde. Chaque jour, il
emprunte la rue Fraisier, et passe devant la maison où, le plus souvent
possible, la belle Ada, qui est alors dans la splendeur de ses quarante
ans, coupe des fleurs, arrange son jardinet, écosse des petits pois
ou simplement se prélasse entre deux magnifiques jarres vernissées de
bleu intense d'oô débordent des iris mauves. Ralentissant le pas devant
la grille, il salue, elle répond, ils devisent sur le temps qu'il fait,
sur la couleur des roses, puis il s'excuse et passe. La chose devient
assez vite une sorte de rituel dont la belle Ada s'amuse.
Ada et sa jeune soeur Agnès
Elle
se surprend à attendre le moment ou Baptiste passera et cela lui plaît
de plus en plus, pour tout ce qu'elle devine. Lui, de son côté, espère
l'instant avec impatience. Il connaît les jours oô Celestin est de marché,
les heures de sa sieste, et aussi lorsqu'il part jouer aux cartes :
tous les après-midi à 5 heures. Et justement, c'est l'heure. Celestin
Rebeccki précédé de son ventre sort pour aller taper le carton. Baptiste
est immédiatement dans la rue aimée, juste de l'autre côté de la nationale,
devant la grille. Ada l'attend. Dans le village, tous se connaissent.
Baptiste n'est pas un inconnu pour Celestin : ils se fréquentent volontiers
et noient la belote au blanc sec. Georges Picard vient souvent les rejoindre.
Ils vont au tabac de la mairie, rue de Paris. Aussi n'est-ce pas toujours
facile de tromper le mari avec qui l'on joue aux cartes. Baptiste y
parvient. Et cela dure environ un an et demi sans que Celestin s'en
doute. Que de ruses il faut employer ! Les jours sans marché, Ada prétend
aller à la boutique. Elle y reste une demi-heure, puis ferme la porte,
baisse les stores. Baptiste arrive aussitôt, avec ses bras à étouffer
les moutons. Ou bien, elle ferme vraiment et s'en va le rejoindre en
ville, à Paris, qui est si grand pour un tel amour. Ou encore c'est
Simone, sa nièce, qui fait la couverture.

La maison de la ruelle Dordet
Un
jour, Celestin reçoit des établissements Forvil une série d'échantillons
de parfum de la nouvelle gamme. Il amène le tout à sa femme pour qu'elle
essaie et lui dise ce qu'elle en pense. Elle les essaie tous et en trouve
un qu'elle aime particulièrement. Plusieurs semaines plus tard, Celestin,
jouant aux cartes,comme d'habitude, avec Georges, Edmond et Baptiste,
croit remarquer, venant de ce dernier, des effluves qui imitent à la
perfection le parfum en question. Celestin est un professionnel. Il
sait ce que son nez pense. Il hoche la tête, pour cacher son ruminement.
Le vendredi suivant, il dit à sa femme qu'il va à la chasse, à Gouvieux.
Il prend son fusil, son chien, chausse ses bottes et part. Elle, évidemment,
en profite. Le lendemain, il y a un bal à l'auberge de l'espérance,
comme tous les samedis soir. Tout le monde y va : Laure (la femme d'Edmond),
Agnès, la deuxième fille Pellegrini, sœur d'Ada, Simone, fille d'Agnès,
et toute une bande de copains, mais pas Ada. On s'étonne : elle n'est
jamais la dernière à danser. Á la sortie du bal, Agnès passe près du
fossé qui longe l'auberge et entend un gémissement sourd. Elle se penche.
Quelqu'un est là, allongé, qui dit : "Madame Picard... Madame Picard".
Elle appelle les autres, se penche encore plus... et reconnaît Baptiste.
"Qu'est-ce tu fais là, dans le fossé ? " Demande-t-elle. "Regardez...
" souffle-t-il en montrant son pantalon.

Ada en 1940
Celestin
les a surpris, comme on s'en doute. Fou de rage, il a tiré sur sa femme,
lui traversant le sein, visant les appâts de Baptiste, les ratant heureusement.
Le quasi-eunuque, le pantalon sur les pieds a trébuché jusque là. On
le hisse, on le sort du trou. Il saigne tout de même abondamment. Le
docteur Vincentelli, appelé, arrive, voit que ce n'est pas trop grave
et extrait la balle, peu profondément enfoncée. Alors, on pense à Ada.
Tout le monde court vers la maison, laissant là Baptiste. Elle est là,
la poitrine ensanglantée, criant : "assassin !". Celestin, effondré
dans le fauteuil, en bottes et tenue de chasse, pleure et regrette tout.
Le docteur arrive, observe la plaie, opine du chef et annonce : " j'espère
que vous êtes meilleur avec les sangliers ! ". Après cet événement,
Ada veut quitter Celestin : elle hésite encore entre Baptiste et lui,
puis, au dernier moment, se décide à rester. Il promet de ne plus jamais
en parler et tiendra parole

Ada
et Celestin en 1945
La
vie reprend, certainement plus discrète, puisqu'on ne saura plus rien.
Quinze ans plus tard, atteinte d'un Cancer de l'utérus, elle meurt en
1951, sans enfants, à l'âge de 56 ans, dans la maison de la ruelle Dordet.
Après sa mort, Celestin demande la soeur cadette, Juliette en mariage.
Celle-ci, qui doit élever sa fille Colette seule puisqu'elle est divorcée,
refuse. Il faudrait faire la bonne pour un trop maigre salaire, lui
dit-elle.
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