LES MENUISIERS

Depuis la mort de mon père, chaque dimanche et chaque mercredi, je vais passer la journée avec Simone mère. Quoiqu'elle ait souvent dit qu'après la mort de Charles elle pourrait enfin vivre, ça ne se passe pas du tout de cette manière. Bien au contraire, n'ayant plus de meilleur ennemi, ni personne à accuser de son malheur, elle s'enfonce dans le négativisme de l'ennui, à resasser sa vie gâchée. Certes, Charles n'était pas de tout repos, mais elle n'a rien fait non plus pour le rejoindre. La chose était probablement impossible. Cette femme a une véritable difficulté à penser. Elle est du genre lessiveuse, avec lambeaux de linges qui tournent sans fin dans la machine. Ce n'est pas un reproche mais un constat. Ces deux jours par semaine, qui durent depuis 1999, sont d'un ennui épouvantable. Il faut subir Pascal Navrant avec sa nuée de danseurs asexués et ensuite trois heures de Michel Drucker. Je comprends qu'on aime mais Je crois qu'il vaut mieux être mort complètement que de subir ce coma dominical. Mon ordinateur portable n'y change rien. Elle veut bien voir un film, mais à condition que ce soit après "son Michel". Je ne tiens pas à rempiler deux heures de plus. Je subis donc, écrasé dans le fauteuil, totalement effaré.

Un mercredi matin de mai, en descendant l'escalier, je me tords le pied le plus bêtement qui soit. Par conséquent, au lieu de partir vers la rue de Rome pour rejoindre la rue Baron, je pars à cloche-pied dans l'autre sens pour faire faire une radio. Au 106 de la rue des Dames, je vois un local à louer, qui ne l'était pas la veille. Je m'arrête, scrute au travers de la vitrine. C'est idéal. Exactement ce qui me faut. Ni trop grand, ni trop petit. Je repars immédiatement dans l'autre sens jusqu'à l'agence voisine, toujours à cloche-pied, où j'apprends que le local est non seulement disponible mais pas très cher. Topez-là, dis-je. Pas la peine de trop réfléchir. Je sens que c'est bon. Nous prenons rendez-vous pour le lendemain.
Quelques heures plus tard, par radiographie interposée, j'apprends que mon pied est fracturé. Nul doute que la journée prévue chez ma mère me casse les pieds, ou au moins un.
Le temps de guérir, c'est juillet, les peintures sont faites et j'emménage. Au plus loin que je me souvienne, j'ai toujours désiré une boutique. Je n'aurais pas su qu'en faire, mais j'en voulais une. Pas n'importe laquelle.
Mes camarades Muriel et Pascal, avec qui l'affaire va être créée, me trouvent trop attentiste, mais tant pis. Je ne veux pas à avoir à prendre ni métro, ni autobus. Je veux que ce soit à dix mètres de chez moi. Ainsi mon univers devient-il villageois.
Comme il fait chaud et que la porte ne tient pas ouverte, le plus simple est de la maintenir à l'aide d'un baton en travers.
Je m'assois pour regarder
"mon chez moi". Et brutalement je me rends compte que je suis en plein degré symbolique.
Voici l'image du degré (14 Taureau): " Une menuiserie modeste. La porte est grande ouverte mais le patron en défend l'entrée avec un baton posé en travers", à quoi je rajoute immédiatement - on pourrait dire : par logique - l'aventure familiale des menuisiers - ébénistes contrariés. Toute une lignée qui a voulu se composer d'artistes et qui en a été empèchée par les guerres.

Dès lors, le titre devient clair, compte tenu que le mot "Menuiserie" ne s'applique pas qu'au bois, mais à toute oeuvre minutieuse, pleine de détail, essentiellement orfèvre. La spécialisation du travail sur bois n'est apparue qu'au 17e siècle.
Depuis la mort de mon père, j'ai pris connaissance du passé. J'ai compris que je suis une sorte de dépositaire du rêve familial, tenu de réaliser ce rêve. La chose est donc en bonne voie et je me sens en parfaite harmonie avec mon histoire. Et aussi rassuré qu'elle n'ait pas à être internationnale. Elle sera locale et c'est bien ainsi.
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